Critikat accuse Michel Franco de construire un mystère sur le dos de ses personnages ; comme pour tous ses films lui est fait le procès du manipulateur. Cette accusation n’est pas seulement imprécise (si le mystère du film est fait sur le dos de quelqu’un, c’est sur le dos des spectateurs – les personnages savent ce qu’ils sont et ont) et douteuse (masquer des informations aux personnages et/ou aux spectateurs est à l’origine de ressorts narratifs qu’on retrouve partout – exemplairement chez Hitchcock pour prendre une figure justement consensuelle), elle est fausse.
Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder le film plutôt que de lui faire des reproches bizarrement moraux. La situation du personnage (Neil Tim Roth) vis-à-vis de sa famille n’est pas mystérieuse parce que Franco nous manipule. Le cadre ne contient aucun geste nous poussant à croire que le personnage est tel qu’on se l’imagine au premier abord. Au contraire, il y a très tôt des gestes et des paroles qui peuvent démentir l’impression initiale (on voit rarement un père traiter son fils d’asshole pour déconner, de la même manière qu’on voit rarement une absence totale d’intimité, même mécanique, entre une femme et son mari même lorsque la relation touche à sa fin). Et surtout, à un tiers du film le personnage dit sans détour la vérité sur sa situation à Berenice. Si on reste incrédule devant cette affirmation ce n’est pas du fait de la mise en scène de Franco - il maintient le doute mais nous donne des informations que nous ne voyons/croyons pas. Il s’agit de notre tendance à initialement n’imaginer cette famille que comme une famille nucléaire. Franco joue avec nous oui, mais pas en écartant artificieusement du champ des moments qui nous mettraient sur le chemin de la vérité comme le reproche Critikat. Il le fait en appuyant sur notre incapacité à voir, sur notre biais, sur nos limites de spectateur. S’il y a manipulation, on en est clairement complice et c’est assez réjouissant de s’en rendre compte.
Plutôt qu’un mystère, le film semble cultiver l’indécision. Indécision du personnage principal, qui se laisse porter à l’hôtel en bord de plage, au troquet les pieds dans l’eau, dans les bras de Berenice. Indécision de certains faits narratifs : le statut familial du personnage comme on l’a vu plus haut, ses rapports avec Alice indépendamment du lien familial. Est-ce qu’il est ou non agacé par elle ? A l’aéroport le plan moyen de la perte du passeport est volontairement confus, Alice finit par trébucher et il est difficile de dire au premier visionnage si c’est Neil qui la pousse un peu pour la décider à quand même prendre son avion.
Indécision sur le caractère réel des événements montrés : Neil, assis sur la plage, alcoolisé et envoûté par Bérénice, regarde le zénith. C’est le premier ou le deuxième plan de soleil du film et on voit un reflet faire une espèce de balayage. Le plan suivant fait apparaître brutalement Alice sur la plage après qu’elle ait été absentée visuellement (on ne la voit plus après l’aéroport) et auditivement (on ne l’entend plus après que Neil ait rangé son portable dans la table de chevet de sa chambre). Ce plan flottant sur le soleil puis cette rupture de ton suggèrent un retour à la réalité difficile à croire. On se demande si Neil ne voit pas Alice en songe, jusqu’à ce que les individus dans le plan se mettent à se tourner vers elle lorsqu’elle perd son calme. Puis la réalité de la venue d’Alice reprend son caractère incertain au plan de soleil suivant, quelques minutes plus tard, où le reflet fait le mouvement de balayage opposé (de mémoire, plus si sûr de moi). Ce plan est suivi du même plan que le plan de soleil dont on vient de parler, Neil assis sur la plage. L’absence d’Alice, le calme de Neil et la même présence de Berenice nous soufflent que l’enchaînement de scènes entre les deux plans de soleil n’était qu’un rêve, jusqu’à ce que Neil retrouve Alice une nouvelle fois. Le film, aidé par Accapulco capiteuse et délétaire, onirise les tribulations de son personnage. Neil erre plus qu’il ne se déplace. Il ne décide de rien, comme le protagoniste d’un rêve.
Indécision devant les apparitions de porcs, dont on finit cette fois-ci par comprendre le caractère hallucinatoire. L’errance du personnage, qui ressemble à un rêve mais n’en est pas un, est le théâtre de visions cauchemardesques. Marcos Uzal des cahiers fait rigoler avec sa notule où il raille la bourgeoisie du personnage principal lui autorisant son errance. Pourquoi serait-ce contre le film ? Neil est un immense bourgeois et c’est ce qui lui permet cette nonchalance, le film le montre et le dit à plusieurs reprises. Le cadre ne contient pas d’adhésion à ses faits et geste et ne cherche pas à neutraliser sa condition. S’il peut errer comme ça c’est parce qu’il est riche. Au contraire, les apparitions de cochons rappellent d’où vient sa fortune familiale. Il n’y a pas d’énoncé qui avance quoi que ce soit, mais la conjonction entre les milliards familiaux engendrés par une entreprise de production industrielle de viande de cochons et une hallucination de cochon éventré, au moment où s’effondre Niels, font un effet de « mauvaise conscience ». L’errance de Neil est permise par l’argent que la mise en scène lie répétitivement à son origine froide et violente.
Les multiples indécisions nous laissent dans un espace entre deux. Il y a souvent équivoque, on sent au visionnage la possibilité d’interpréter les choses de manière duales. Et comme à chaque fois, ce genre d’espace nous tient dans un éveil particulièrement fructueux pour l’analyse. On regarde attentivement, on regarde bien tous les plans – assez larges et assez longs pour qu’il y ait des choses à voir.
Uzal dans sa critique pose contre le film qu’on ne sait pas très bien à quel point [Franco] admire ou méprise son personnage. Il cherche à mettre contre la facture du film une interprétation morale du film. Comme s’il fallait pouvoir avoir de l’empathie ou de l’antipathie pour le personnage principal afin de se positionner sur ce qu’est le film esthétiquement. Cela ne dit rien du film. On a de l’empathie et pas d’empathie, le personnage nous apparaît comme une ordure et comme un type qu’on pourrait comprendre. Surtout, la mise en scène et l’interprétation nous permettent de rester froid devant ce qui nous est raconté, maintenant notre vivacité sensorielle et analytique devant chaque personnage et chaque scène. Les personnages nous émeuvent peu mais l’errance de Neil interroge et fascine. On comprend l’attraction quasi-physique d’Accapulco. Pourquoi ne pas se poser sur cette table à la plage ? Le serveur nous y convie après tout, et la mer nous lèche les pieds. Le film n’est pas généreux sur les émotions mais sur la matière : le premier plan est un gros plan fixe sur plusieurs poissons pêchés et encore vivants ; ils sont reluisants, ils font un bruit de froissement visqueux. Le deuxième plan est sur le visage de Neil, il n’est ni dégoûté ni intrigué. Ses émotions, indécelables, ne guident pas notre réaction de spectateur. Libre à nous d’être dégoûtés ou fascinés ou les deux en même temps. Le film procède souvent ainsi : il nous propose des scènes d’une grande intensité (bien sûr les scènes de meurtres, mais aussi la promiscuité en prison, la plage si attractive) mais n’utilisent pas les personnages pour conditionner nos émotions.
La froideur du film vis-à-vis des éléments narratifs (personnages et événements) ainsi que l’indécision quasi-permanente excitent notre capacité à se délecter et frémir en même temps d’Accapulco. Il faut arrêter avec le terme sècheresse (Critikat) à chaque fois que les personnages d'un film sont difficiles à aimer. Le film est vraiment sensuel, mais cette sensualité passe par la géographie, l’atmosphère et la matière plutôt que par le désir et l’empathie.
Dommage de donner à la fin un motif à l’errance du personnage principal. Ce motif, qui évidemment rend le personnage plus aimable (quoi qu’il fait un dernier sale coup en quittant Berenice), interrompt l’étrangeté et le caractère indécidable de cette errance. Comme cette information arrive à la fin, elle ne modifie pas l’espace interlope dans lequel le spectateur a reçu le film. Cependant, elle donne la possibilité d’injustement réduire ce que le film nous a donné sensoriellement à un fait de scénario. C’est ce que font les deux critiques que j’ai lues, et c’est la raison pour laquelle, selon moi, elles ne disent rien de ce qu’est factuellement ce fascinant long-métrage.