On pouvait craindre que, après le coup de maître que fut La Moindre des Choses (1996), Nicolas Philibert ne parvienne pas à tailler un nouveau petit joyau autour du thème de la folie et des rapports avec les soignants et l’espace de soins. Crainte vite envolée. Porté par un nouveau lieu ouvert en juillet 2010, L’Adamant, vaste péniche amarrée, conçue par l’agence Seine Design, en étroite collaboration avec les rêves et désirs des soignants et patients du Pôle Psychiatrique Paris Centre, le réalisateur nous dévoile ici ce qui s’annonce comme le premier volet d’une trilogie consacrée à la psychiatrie contemporaine. La Moindre des Choses nous emmenait dans l’exemplaire et très singulière Clinique de La Borde, fondée en 1953 par Jean Oury. Cette péniche bien réelle, mais issue d’un rêve collectif et traversée de soleil grâce à un savant système de volets ouvrants horizontaux qui rabattent les reflets de l’eau, est d’emblée à la hauteur de son nom, L’Adamant, qui la rend étymologiquement cousine du diamant. L’équipe de soignants entend y pratiquer une psychiatrie échappant à la déshumanisation qui frappe nombre d’institutions. On l’a compris, Nicolas Philibert ne craint pas de filmer l’exception ; ni de nous faire entrer dans la jubilation qui émane du succès rencontré par de tels projets.

Mais comment ouvrir l’accès à l’alchimie d’un miracle, ou de mille petits miracles constamment renouvelés ? Par un savant dosage, aussi invisible que subtil. Nicolas Philibert, seul au montage, excelle à tisser scènes d’ensemble, mettant en présence soignants et malades et ne distinguant les premiers que par une autorité naturelle, un regard, une écoute, et scènes centrées sur un patient singulier, qui se confie à la caméra, ou bien cabotine, ou encore interpèle celui qui, derrière l’optique, reste invisible à l’image. Surgissent ainsi quantités de figures attachantes, d’histoires fracassées, d’êtres humains plus que de patients. Les ateliers favorisent ces éclosions, soit lorsque des patients commentent leurs œuvres picturales, sous le questionnement affûté des soignants, soit lors d’activités visant à des réalisations plus collectives, telles la cuisine, la couture… Lorsque la musique se met de la partie, on est souvent surpris par la qualité des productions, qu’il s’agisse d’une reprise d’un tube du groupe Téléphone, interprété avec un engagement, une sincérité, une émotion rarement atteints, ou de compositions personnelles, frappantes et touchantes, par leur texte, leur mélodie, la sensibilité d’un phrasé… Comme cela avait pu se produire dans La Moindre des choses, la pertinence d’une remarque peut nous impressionner, tel ce patient, pourtant discret, qui assène soudain : « Lorsqu’ils arrêtent un terroriste et qu’une expertise psychiatrique le diagnostique malade mental, moi, ça me fait doucement rigoler. Les vrais malades mentaux sont des gens plutôt fragiles. Comme moi, comme nous tous ici. Tout sauf des terroristes »… Un bon sens dont on aimerait qu’il soit entendu, voire simplement partagé, par plus d’un juge…

Autre marque du cinéma de Philibert, ces temps de pause, ces respirations, qu’il sait ménager comme aucun autre, et aussi lester d’une charge réflexive, ou simplement esthétique, unique. Ainsi cette péniche qui fend l’eau, prise dans son propre rythme, alors que L’Adamant voyage immobile, ou encore ces feuilles automnales qui bruissent sur le quai, pendant qu’un patient évoque Van Gogh, et qu’elles ne perdent rien de leur éclat ni de leur beauté, alors que, filmées différemment, elles auraient pu se trouver écrasées, pulvérisées par la comparaison ou le simple rapprochement.

Le spectateur est constamment émerveillé par cet embarquement sur une nef qui lui fait découvrir, non pas des fous, mais des êtres infiniment humains, peut-être même plus humains que bien souvent, d’une humanité à vif et non négociable, ainsi ce jeune papa aux éclats de rire spasmodiques et si désarmants. Philibert fait sienne et illustre hautement la citation qu’il revendique volontiers, tirée de l’ultime livre de Jean-Louis Comolli, En attendant les beaux jours (2023) : « […] la véritable dimension politique du cinéma : faire que soit reconnue, entre l’écran et la salle, la dignité des uns par les autres ». 

AnneSchneider
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le 26 avr. 2023

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Anne Schneider

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