Il faut le dire : il ne fait pas beaucoup d'efforts pour se rendre aimable, ce Suspiria ! Il est tortueux, dense, pénible... au point de devoir compter sur un premier visionnage de pur déchiffrage, que ne vous agrémenteront que le profond dérangement de son atmosphère et la grandiloquence baroque de quelques scènes clés — dont un rituel de fin d'une puissance esthétique inoubliable.
Mais apprécier pleinement ce film, ses mille trames de symboles, sa cohérence thématique, son ciselage, les détails dont il est peuplé et qui parfois sont lourds du sens d'une vie : tout cela requiert de le voir à plusieurs reprises jusqu'à ce que s'établisse une forme d'intimité. La chose en vaut la peine : ce Suspiria compte parmi les œuvres capables de grandir indéfiniment.
Sans jamais chercher à répéter après Argento, cette complète réinvention se propose comme un labyrinthe de visions horrifiques glaçantes, de vies brisées par la barbarie ou rincées par la grisaille hideuse de l'absurdité contemporaine, avec au milieu : l'art, force de résistance au néant, travail de la vérité et de l'amour.
À cet égard, avoir retenu pour décor le Berlin des années de plomb relève du coup de génie, tant son atmosphère dépressive empoisonne le film et lui offre la froideur parfaite pour rendre d'autant plus bouleversante chaque lueur d'attention, de bonté ou d'espoir.
Or, c'est bien de quoi parle ce film. — Que l'on s'y méprenne au premier abord à la vue de ses scènes cauchemardesques, mais la conclusion laisse à ce sujet peu d'équivoque : ce qui est visé, ici, c'est la bonté.
L'école de danse des sorcières est en crise, traversée par les mêmes conflits et travaillée par les mêmes lignes de ruptures que les rues de Berlin d'où le bruit des bombes lui remonte. Le dérangement malsain qu'exerce le spectacle de cette école manipulatrice et dévoreuse de jeunes femmes fonctionne comme un modèle réduit et double allégorique du dérangement qu'inspire une société dévoreuse d'âmes.
Le film commence à s'élucider, je crois, une fois balayée l'attente d'un trip onirique érotique qui singerait le Suspiria d'Argento, pour saisir à la place une œuvre dont le thème est la tristesse d'après-guerre et les tentatives de résilience qui lui ont sont opposées.
Le tout, étant décliné à travers l'affrontement métaphorique de trois entités primordiales :
- Le pouvoir — incarné par Markos, personnification monstrueuse de l’État : autoritaire, autocentrée. Elle n'a que faire de l'art (une "vanité", dit-elle), et elle réclame sans cesse que de jeunes corps lui soient versés en tribut pour assurer sa perpétuation, tel l'État réclamant sa chair à canon. Elle fait de son intérêt supérieur une condition à la continuation de tous les autres, et réclame qu'on abandonne toute autre fidélité (ici : tout amour liant ses tributs à leur mère) à son seul profit.
- L'art — incarné par Madame Blanc, personnification de la pulsion de vie créatrice : elle récupère les corps et essaie d’en extirper de la danse. Non pas extirper de la beauté, elle insiste : il faut "casser le nez de toutes les belles choses" dit-elle, car la beauté paraît dérisoire une fois connue la barbarie. Seulement il faut essayer de produire à nouveau du sens, fût-il tragique ou écorché... Et à cette fin, Madame Blanc regarde avec réprobation la gabegie de jeunes femmes que Markos dépense pour recouvrer sa jeunesse.
- La mort — incarnée par Mater Suspiriorum, personnification ambivalente de la mélancolie, de la dépression et de l'anéantissement, dans certaines occasions implacable et sanglante ; dans d'autres empreinte d'une délicatesse triste et pure. Telle la guerre depuis trente ans achevée on la dit disparue, mais on continue de la craindre car on sait qu'elle se cache et guette, comme un abîme prêt à se rouvrir pour tout engloutir. Or c'est bien ce qui advient, sitôt Madame Blanc assassinée par Markos — soit, pour filer l'allégorie du film : sitôt l'art mis en échec par le cynisme du pouvoir. Autrement dit : quand rien ne subsiste pour racheter l'absurdité.
Que lors de la grande cérémonie macabre du dernier acte, Suspiriorum anéantisse celles qui ont élu Markos contre Madame Blanc, pourrait se lire comme un : "Vanité des vanités et tout est vanité !" — Le pouvoir, si gorgé qu'il puisse être de lui-même et de sa force, se voit rappelé à sa mortalité.
Qu'au contraire Madame Blanc, même nuque tranchée, ne soit pas tout à fait morte, pourrait évoquer quelque chose comme l'impuissance de la force à assassiner l'art, quoiqu'elle puisse assassiner des artistes. Soit l'idée d'une flamme créatrice invincible.
La dualité de Markos et Madame Blanc se voit prêter encore bien d’autres formes par le film. Une de celles dite sans mots, par les plus purs moyens du cinéma, est d’avoir fait de Markos une puissance tellurique, qui attire les cadres comme les corps vers le sol (et sous lui) et de Madame Blanc un souffle qui les entraîne à bondir et s’élever.
Quant à l'histoire du vieux psychiatre, survivant des camps qui n'a jamais renoncé à rechercher sa femme déportée, beaucoup de spectateurs y ont perçu une sous-intrigue superflue. Elle est en réalité le cœur battant du film : elle est ce à quoi tout le reste aboutit ; et de fait, c'est bien auprès de ce vieil homme que le film débute et auprès de lui qu'il s'achève.
D’une radicale vulnérabilité (il n'a aucune force à opposer aux événements) mais d’une radicale intégrité (rien ne le fait renoncer à son enquête sur la disparition de Patricia, de même qu'il n'a jamais renoncé à l'espoir de retrouver un jour sa femme), ce vieillard se situe à l'intersection de tout ce que le film trame thématiquement.
On a fait de lui une chose ; on a assassiné tout ce qui lui était précieux en ce monde ; on le lui ramène quelques instants, mais par un mirage d'une cruauté affreuse, pour mieux le prendre au piège. Et le voici qui, jusqu'à ce que la mort en personne vienne à son chevet le consoler, n’a à verser que des larmes d'amour.