Katell quillévéré, cinéaste remarquée par la critique avec son premier long métrage Un poison violent (prix Jean Vigo) sortit en 2010, entre définitivement dans la cour des grands avec ce film que je ne suis pas près d’oublier de si tôt. Sans rien inventer, elle parvient avec une simplicité déconcertante à édifier le portrait d’une femme ordinaire et d’une cellule familiale sur vingt cinq ans de vie sur un ton mélodramatique particulièrement décomplexé et sans aucun artifice de mise en scène.


Ce film provincial impressionne tout d’abord par sa densité émotionnelle d’une pureté et d’une profondeur bouleversante. Les faits et gestes des personnages, aussi simple et humain soient ils, ne tombent jamais dans le cliché car chaque scène s’articule autour d’ellipses subtilement amenées et bien pensés. L’émotion véhiculée ne provient donc pas des scènes en soit, mais bel et bien de l’ensemble des scènes qui s’harmonise autour d’un regard profondément humaniste et d’une réalisation proche du documentaire, prisme et parti pris ou le spectateur est d'abord un observateur.


Je trouve que cette démarche artistique transcende à merveille ce récit naturaliste ‘à la française’ qui évoque consciemment le cinéma de Maurice Pialat, et où les coups du sorts et le hasard semblent inexorablement plus puissants que les personnages eux mêmes. Le montage n’est rien d’autre que le courant tumultueux d’un fleuve qui ne laisse jamais le temps à Suzanne d’avoir un recul nécessaire sur sa vie pour pouvoir avancer normalement. Elle se laisse sciemment porter par les flots en préférant suivre les élans de son coeur et laisse son père et sa soeur gérer les problèmes qu’elle a du mal à affronter.


Tout le monde essaye de vivre et survivre avec ses propres moyens et les sentiments sonnent justes car la cinéaste filme d’abord des êtres humains, avec leur force et leur faiblesse, dans un quotidien qui nous semble aussi proche que familier. Car dans Suzanne, chacun essaye d’affronter la vie avec ses propres outils. Tous essayent de vivre avec ce passé extrêmement douloureux – la mort de la mère – et jamais on ne revient sur ce drame, même si on peut ressentir son impact à de nombreuses reprises dans le quotidien de la famille.


Mais c’est surtout l’absence maternelle (ou d’amour, tout simplement) qui pèse sur l’héroïne. Sans invoquer un quelconque misérabilisme, on perçoit toutes les forces en action dans chacune des séquences ou le présent est une arène ou s’affrontent les peurs et les tourments de Suzanne. Et parce qu’il y a une fuite en avant, les problèmes s’accumulent hors champs au fur et à mesure du récit jusqu’à ce qu’un nouveau drame apparaisse dont les conséquences isolent psychologiquement encore plus chaque membre de la famille.


On suit donc le parcours de Suzanne sans jamais juger ses actes car l’oeil de Katell Quillévéré se préoccupe surtout des relations humaines avant toute chose, de la difficulté comme de la beauté de vivre ensemble, malgré les drames qui nous habitent et nous influencent dans nos actes. C’est un film qu’on regarde et qui nous regarde ! Personnellement je n’avais pas vu une aussi belle oeuvre sur la vie et sa complexité depuis La merditude des choses de Felix Van Groeningen ! François Damiens est incroyable dans ce rôle à contre emploi, ainsi que les deux soeurs interprétées par Sara Forestier – qui, mine de rien, est en train de se construire une carrière plutôt cohérente dans ses choix de personnage – et la trop peu méconnue Adèle Haenel, dont on a pu apprécier le talent dans L’Apollonide de Benoit Jacquot. D’un naturel ahurissant, elles sont tout simplement parfaites en héroïnes ordinaires.


La B.O. est elle aussi vraiment captivante. C’est particulièrement euphorisant d’entendre quelques titres d’Electrelane qui accompagnent à merveille l’émotion du film dans ses scènes sans dialogue qui transforment ces instants de vie en purs moments de grâce. Par son insolente authenticité, Suzanne est sans contexte le film le plus émouvant que j’ai pu voir cette année au cinéma !


Une maxime dit qu’il faut au moins trois oeuvres à un grand artiste pour se réaliser entièrement ; on se fait d’abord connaître dans la première, on s’affirme dans la deuxième et on se perfectionne et s’épanouit enfin dans la troisième. Attachée à l’essentiel car en phase total avec son sujet et ses personnages, on remarquera que Katell Quillévéré n’a que faire de la deuxième étape !

Mathieu_Babhop
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le 19 août 2016

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Harkento

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