Suzanne par Courte-Focalefr
Si Suzanne fait si forte impression, ce n’est pas seulement parce que Katell Quillévéré y effectue un pas de géant après un premier long-métrage bien trop timide voire fade, Un Poison violent (2010) – elle est en cela proche cette année de Rebecca Zlotowski, réalisatrice de Grand Central. C’est surtout un film dans lequel on a l’impression d’être jeté violemment, constamment dans l’imprévisible, alors qu’il est paradoxalement très maîtrisé. En cela, la jeune cinéaste peut déclarer sans être ridicule ni prétentieuse vouloir « faire le grand écart entre Maurice Pialat et Douglas Sirk ». Au-delà du clin d’oeil du prénom Suzanne, qui était déjà celui du personnage de Sandrine Bonnaire dans A nos Amours (1983), on retrouve de Pialat un goût pour les longues séquences de confrontations ou de dévoilements affectifs, d’une belle justesse. La faible stylisation de la mise en scène tendrait à ancrer le film dans un réalisme qui domine l’esthétique du cinéma d’auteur contemporain. Pour autant, c’est au niveau du récit que le mélodrame sirkien peut venir en tête : dans cette place primordiale offerte aux notions de hasard et de destin, dans ce romanesque qui vient sans cesse bomber l’aspect « chronique sociale » du film et dont on regrette la trop faible présence dans le paysage cinématographique français.
Fini l’étroitesse des enjeux d’Un Poison violent, portrait de jeune fille en fleur qui déguisait sa mollesse en « sensibilité ». Le coup de fouet est radical et Quillévéré se lance dans un récit sentimental autrement plus ambitieux, une sorte de « biopic d’une inconnue », étalé sur plus de vingt ans, à la Au Hasard Balthazar de Bresson (1966). Sa proximité à son héroïne (on relève qu’elles sont nées à quelques mois d’intervalle, en 1980, en plus de la ressemblance ahurissante entre Quillévéré et Forestier) permet à la cinéaste de traverser avec aisance les époques qu’elle retrace sans jamais chercher à attirer lourdement notre attention sur des détails de reconstitution. La temporalité semble n’être que celle des coups du sort et des sentiments. De même, jamais le film ne se laisse réduire à du cinéma social tout en brossant le portrait d’une modeste famille provinciale avec une justesse frappante, qui passe par l’authenticité des cadres de vie, des dialogues qui sonnent toujours vrais, des interprètes admirables. Quillévéré installe solidement un socle de vraisemblance pour mieux y injecter une forme sèche de mélodrame. Loin de la douceur et de la métaphore de la rivière d’Un Amour de Jeunesse de Mia Hansen-Løve (2011), tout va trop vite et trop fort dans Suzanne – à l’échelle d’une vie comme d’une séquence – pour que le film donne à aucun moment l’impression de s’appesantir dans des canons éculés du cinéma d’auteur ou de livrer un regard trop surplombant voire moralisateur sur les actes parfois répréhensibles de ses personnages.
Dans le vieux sillon « récit sentimental à la française », la cinéaste trouve ainsi sa voie : dans la douceur, la fuite elliptique et le choc. Le choix de l’actrice à même d’incarner le personnage titre était d’autant plus primordial que ce serait à elle d’imprimer sa dynamique à une œuvre dont elle est censée être le centre névralgique. Sara Forestier fait preuve d’une incroyable richesse de jeu. La fraîcheur qu’on lui connaît lui permet d’incarner la passion amoureuse sans son versant destructeur attendu, toujours comme quelque chose qui porte le personnage, provoque ses avancées plus ou moins furieuses dans la vie, accompagnées par le rock tranquille ou effréné d’Electrelane. L’actrice joue une carte qu’on ne lui connaissait pas encore : celle de l’intériorisation quasi-constante. Ses regards préoccupés ou mélancoliques suffisent à suggérer des sentiments qui débordent le cadre trop plan-plan de son quotidien et celui du film. La voilà d’ailleurs qui se lance dans une virée amoureuse et criminelle et sort un temps du champ. Tout du long, Suzanne semble se jeter dans l’ivresse de l’instant… pour en revenir avec la gueule de bois. Les moments où elle « digère » en silence la brutalité de ses choix passés sont peut-être les plus bouleversants du film (ce regard dans le vide tandis qu’elle sort en boîte avec sa soeur : encore adolescente mais déjà femme qui se sent intérieurement trop vieille pour pouvoir s’oublier tout à fait).
La construction narrative en une succession d’ellipses béantes épouse ce progressif décrochement de l’héroïne d’avec le monde. L’aspect le plus douloureux en est la déchirure de la cellule familiale présentée comme unie en début de métrage. Le père (remarquable François Damiens) élève seul ses deux filles, Suzanne et Maria, complice quand son métier de routier lui permet d’être présent. La grande affection des personnages les uns pour les autres, remarquablement transmise par les jeux de Damiens, Forestier et Adèle Haenel, justifie que le film ait parfois une dimension quasi chorale et suive chacun de ces deux êtres chers à Suzanne. Car les sursauts de son existence à elle ont des dommages affectifs collatéraux sur son entourage : privations du père, angoisse et sacrifices de la soeur. Les séquences centrées sur ces deux autres membres du noyau familial font toujours sens dans la mesure où le personnage titre y est travaillé par le négatif, par son absence et ses traces. Ces mystères des ellipses, ces questionnements des personnages secondaires à son sujet ne rendent que plus romanesque encore la figure de Suzanne. Puisque Quillévéré nous laisse nous questionner, on se surprend à l’imaginer « bigger than life« , à charger chacun de ses regards filmés en plan rapproché de mille expériences qu’on lui prête.
Surtout, les parti-pris narratifs de la cinéaste et le choix décisif de conserver une même interprète du personnage sur plus d’une décennie rendent presque tangible la notion de destin, d’un cours de l’existence qui dépasserait en vitesse et en sens celle qui le vit. Il suffit d’un léger changement dans la coupe de cheveux, dans le regard ou dans le parler pour que Sara Forestier donne à sentir les années qui ont passé. Reste son espièglerie, constamment prête à ré-affleurer. Ce jeu polymorphe de l’actrice débouche sur quelque chose de profondément émouvant : cette impression que l’enfance est à la fois lointaine et proche, capable de resurgir à tout moment, comme un état qu’on pourrait retrouver même à l’approche de la trentaine. Fascinante femme-enfant, Suzanne est ballottée d’un état à un autre au gré des tournants dont une invisible force jalonne son existence. Le chemin est tortueux, parfois très éprouvant, mais l’héroïne pourra en bout de course se retourner enfin vers lui sans ne rien regretter. Faisant plus jamais corps avec son héroïne, Katell Quillévéré – devenue mère entre Un Poison violent et Suzanne – communique alors le plaisir simple mais immense qu’il peut y avoir à regarder la vie à laquelle on a donné naissance, à se reconstruire dans le regard des autres, à poser sur son existence un regard englobant. Pour Suzanne, des personnes ont défilé et constitué une part d’elle. Elle n’en prend pleinement conscience qu’une fois arrêtée dans sa course folle. Une vie a passé, et c’est la sienne.