Suzanne. Suzanne. Suzanne.
Suzanne, c'est le nom d'une fille. C'est elle dont on va suivre la trentaine tout au long d'une heure et demie aussi courte qu'intense. Suzanne Merevsky, c'est une jeune fille élevée aux côtés de sa sœur et de son père dans un petit appartement depuis la mort de la mère. Suzanne, Maria, et Nicolas vivent dans un petit appartement à Alès. Alès, aux frontières de Marseille, sent bon les chants des grillons, les rayons brûlants du soleil qui dardent les murs blancs des maisons quais désaffectés, les mecs qui marchent sous les balcons, et surtout évidemment la poésie de Robert Guédiguian et le pays d'Albertine Sarrazin.
La famille Merevsky est une famille qui se traîne des putains de valises. Et les personnages-valises, c'est bien. C'est violent, c'est baroque, c'est romanesque. Et le cinéma de Katell Quillévéré est celui que j'aime. C'est celui du nouveau cinéma français qui traduit toute cette complexité par son contraire. En théorie, je ne suis pas persuadé d'être d'accord, et il faudrait que j'explore encore plus ce cinéma-là qui me plaît et qui apporte infiniment à mes projets d'écriture dramatique et mon roman. Suzanne, c'est comme chez Kechiche le cinéma que je veux faire, et qui se doit pourtant d'avoir un procédé totalement différent de l'écriture, autant d'images que puisse comporter l'écriture. Le fait qu'ici, comme dans beaucoup de films de ce cinéma-là, l'épure pour les valises ça fonctionne.
Suzanne n'a plus besoin de mots mais seulement d'images qui valent bien plus, parfois statiques, parfois en mouvement ; dans Suzanne, la réalisatrice préfère le mouvement souvent léger de la caméra, imperceptible presque, qui fait sentir qu'il existe tout en se faisant oublier du spectateur. Suzanne, plutôt que d'être bavard et logorrhéique, le cinéma privilégie l'intensité des regards de Sarah Forestier, la présence d'Adèle Haenel forte et unique au milieu de la foule, les rictus instables et torturés de François Damiens, d'un coin de la bouche à l'autre. En raison de cela, Suzanne réussit à porter le projet ambitieux de saisir l'horreur du temps qui passe beaucoup trop vite et nous fait passer avec lui beaucoup trop éphémères. Thème social, thème marseillais, thème de la jeunesse, on va pas repasser la question inutile et sans réponse possible qui revient à savoir si La Vie d'Adèle est un film sur l'homosexualité. Si Suzanne a un thème, c'est le temps.
Et ce film a très bien compris que le temps est d'une cruauté qui ne fait aucune différence entre nous et n'offre pas de sens à notre existence. Si le scénario n'était assez désespéré, la fuite du temps qui fait passer trente ans en une heure et demie vous comblera. Suzanne filme des passants éphémères et des choses du monde qui n'ont pas de sens. La mère morte n'a pas spécialement d'incidence sur le devenir ou le ressenti des héros, à peine Suzanne y pense-t-elle de temps en temps y pense sans que ce ne soit son drame. Le père n'est camionneur que pour offrir de belles images d'une jeunesse à peu près heureuse dans sa banlieue et des lèvres épaisses d'Adèle prêtes à bouffer du sauciflard comme une salope, et peut-être aussi pour nous montrer que Katelle aime visiblement Robert Guédiguian, elle a le droit. Et le film n'épargne donc rien de l'unicité de chaque vie humaine ; on les voit enfant, sans problèmes, heureuses, et la meilleure chose que puisse produire ce film, c'est de rappeler à tous que dans une taularde qui finit à l'autre bout du monde livrée elle-même à la police avec une rare dignité dans le regard et le sourire, il y a toujours une enfance en train de se perdre.
Que cette femme-là s'appelle Suzanne Merevsky, Jeanne Serein à qui on a volé l'identité et qui n'en saura rien, le nom de n'importe quelle femme célèbre, ou bien d'Albertine Sarrazin. La chère Albertine m'intrigue d'ailleurs. Suzanne et Albertine sont nées à Alès et sentent toutes les deux les docks et la garrigue. Le malfrat d'Albertine se nommait Julien aussi, et le rêve de tout faire par amour rappelle l'une à l'autre. Suzanne c'est une sorte de biopic d'Albertine Sarrazin, qui lie avec un peu d'ambiguité cette inconnue et ce symbole d'une jeunesse qui rêve d'évasion et de vers libres d'amour en se pétant l'astragale en grimpant un parapet.
Comme témoigne cet exemple-là, Suzanne a de temps en temps des éléments qui font sens. D'autres sont totalement gratuits. On ne sait pas trop lesquels, lesquels le sont vraiment ou lesquels en ont l'air. Puisqu'on ne peut s'empêcher de comparer les réalisateurs français contemporains entre eux, chez Kechiche et surtout dans La Vie d'Adèle (pub pour ma critique fondamentale dis-je avec une humilité digne d'Yves Saint Laurent), absolument tous les instants font partie d'une architecture de sens parfaite. Dans Suzanne c'est plus flou, ou en tout cas cela demande une seconde lecture pour savoir si ce film est instants de vie passés au fil d'une histoire - valises, ou si au contraire il est une histoire - valise soutenue et renforcée par une architecture de sens.
C'est bien aussi qu'il nous laisse un peu flotter et aille tellement vite qu'on ne puisse pas avoir le temps de se poser des questions. Vu la beauté du film, ne pas se poser de questions ressemble à une nécessité. Suzanne est à apprécier par les images plus que par mes mots qui ici sont assez abstraits et n'ont pas encore déterminé si le film tend plus vers Abdellatif ou verts Robert (oui quand j'aime j'appelle les gens par leur prénom, et j'aime Kechiche et Guédiguian). Ou bien, il tend vers Katell Quillévéré, et elle a réussi à happer les spectateurs heureux, aux goûts aussi simples que moi, vers un cinéma qui va émerger avec une force poétique immense.