Il était une foi...
SUZANNE SIMONIN, LA RELIGIEUSE DE DENIS DIDEROT (Jacques Rivette, FRA, 1967, 135min) : 31 mars 1966, le couperet de la censure vient de tomber, Suzanne Simonin, La Religieuse de Denis Diderot, long...
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le 3 mai 2019
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Au XVIIIème siècle, la prise de voile était souvent affaire de convenances où intervenaient autorité absolue du père, inégalités du régime dotal, ignominie des naissances illégitimes et caractère infamant du travail pour les filles de bonne maison. Le manque de vocation des postulantes était aggravé par d’autres dangers : hésitations du pouvoir judiciaire devant la puissance de l’Église, recrutement trop mondain de certains couvents devenus boudoirs distingués pour des Marie-Chantal en proie au snobisme de la bure, ou à l’inverse influence lointaine des puristes augustiniens, qui faisait passer sur certaines communautés la tentation de l’angélisme et de la privation. En mettant l’accent sur ces facteurs, Jacques Rivette rejoint l’analyse précise d’un Diderot avide de réconcilier la bourgeoisie avec la vertu, et la vertu avec la nature. Il est utile de rappeler que le livre fut écrit sur un sujet d'une actualité brûlante, que les institutions conventuelles de l'Ancien Régime avaient une fonction sociale assez éloignée de leur but religieux théorique (elles constituaient aussi une version décente de l’asile psychiatrique), et que de nombreux polémistes dénoncèrent les mêmes abus — d'abondantes citations soulignent assez cela dans le film. Il est non moins commode de noter qu'à l’époque où celui-ci fut réalisé, on ne forçait plus les jeunes filles à entrer au couvent. Pourquoi, c'est une autre affaire. Mais de Diderot à Rivette le décalage est affaire de complexion et de calendrier : entre l’optimiste tout feu tout flamme d’un combat galopant et le glacial algébriste d’un monde qui se défait, le cousinage ne va pas de soi.
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La famille de Suzanne Simonin, conçue d’une liaison adultérine, ne sait que faire d'elle, et pour s’en débarrasser la fourre donc au cloître de Longchamp, bâtisse austère aux murs lépreux. Elle y rencontre la mère De Moni, dont la bonté rendra crédible sa triste résignation, et qui se définit par sa générosité, son inquiétude devant le mystère divin. Manière de donner bonne conscience, de dissoudre l’angoisse d’une jeune femme vouée à une cruelle solitude, mais aussi de la soumettre à une sorte de chantage mystique. Pour se consoler il faut renoncer à penser, s’en remettre aux desseins impénétrables d’un principe supérieur infaillible. Les pensionnaires vivent d’automatismes ("Ave Maria", "Deo gratias"), de formules, de prières. On se donne l’alibi de l’obéissance aux règles, de l’expiation, de l’humilité. Le sacré qui pèse sur cet endroit engendre et justifie une méchanceté qui fait de La Religieuse un authentique film d’épouvante. Le piège se referme sur la pauvre Suzanne, qui va la meurtrir implacablement. Car elle tombe avec sœur Sainte-Christine sous la coupe d’un caporalisme virant à la persécution maniaque, se dégradant vite dans le sadisme des vexations, des sévices corporels et même de ce lavage de cerveau qu’est le rite de dépossession. Les vêtements lacérés, les fouilles humiliantes, les quarantaines abusives, les crachats jetés au visage, la séance d’exorcisme où sa tête est recouverte d’une cagoule noire, inondée d’eau bénite, piquée par une épingle au moment d’une réponse décisive : c’est Justine égarée chez les femmes, la religion des bûchers. Rivette pousse la précision du trait jusqu’à ce qu’il provoque une exaspération qui fait naître le pathétique. Le changement d’atmosphère est radical à Arpajon. Ici on court dans les couloirs, on bavarde à propos de tout, on somnole à l’office, on joue à Colin-Maillard, on s’embrasse, on ad-mire une jolie tournure, l’une des nonnes garde même une belle et abondante chevelure. La caméra semble se libérer des règles monacales, comme pour mieux traduire la frivolité, la virevolte, le superficiel, la joie de vivre dans la séduction amoureuse. Jésus et Lesbos. Il était bien sûr difficile de visualiser les cérémonies de déshabillage ou de flagellations présidées par une supérieure qui s’empressait vite de consoler la pauvre âme en couvrant le corps de baisers. Mais Rivette souligne le raffinement de la décoration, la mise luxueuse de la dirigeante, avec dentelles et bijoux. L’héroïne chante Plaisir d’amour au milieu de sœurs accouplées tandis que l’abbesse se pâme et que des mains s’égarent. Suzanne ne se retrouve guère mieux dans ce harem de cornettes où des intrigues se nouent et où s’épient favorites et disgraciées.
La Religieuse a notoirement eu maille à partir avec les grands vizirs de la censure. Ceux-ci ont voulu, en sus de leur travail de stérilisation systématique (qu'ils accomplissaient généralement fort bien, merci), se payer un petit extra, offrir une généreuse flatterie aux cabales des dévots paniqués à l’idée que le public, à la vue de l’objet blasphématoire, considère toutes les mères supérieures comme sadiques ou saphiques. Périodiquement, pour satisfaire des prélats sectaires persuadés que la morale, comme Paris, leur appartient, notre France prend de ces foucades qui laissent pantois. Car le film, pour qui sait le regarder correctement, est bien peu subversif. En revanche il a le mauvais goût, un, de n'entrer dans aucun des tiroirs étiquetés par quoi se définit habituellement la modernité, deux, de démontrer qu'on peut faire œuvre originale et personnelle à partir d'un morceau reconnu du patrimoine culturel, et trois, d’innover par son emploi du matériau sonore comme par sa recherche délibérée d'une écriture "de prose". Vent, chants d’oiseaux, orages composent un contrepoint discret au cérémonial du martyre. Les lieux sont souvent sans communication mutuelle ; les escaliers et les couloirs, dont la fonction est d'être des passages, deviennent des enclos. À droite ni à gauche du cadre, au-dessus ni au-dessous, il n'y a de fissure par où l'air pourrait entrer — signe asphyxiant d’une clôture de l’espace. Ces images impitoyablement objectives font lentement glisser le récit de la réalité à l'étrangeté. Quant au sujet, il apparaît dans le principe du quadrillage sur quoi se fonde la mise en scène : motifs prémonitoires ou de rappel, constantes plastiques ou gestuelles (portes ouvertes ou fermées, agenouillements et allongements à plat ventre de Suzanne…) qui, reprises sur différents modes, constituent la trame des grilles mêmes qui enclavent l’héroïne.
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Cette captive affamée et enchaînée, c’est d’abord la parabole d’une menace qui guette, de la perversion par n’importe quel pouvoir fort des valeurs dont il se réclame. On pourrait imaginer pareillement une Macha Simonov, honnête militante aux prises avec un secrétaire kolkhozien dépravé, comme sa petite sœur chrétienne passe sans transition de Torquemada à Bilitis. À ce stade, l’idée selon laquelle Rivette ne livre pas un pamphlet antireligieux se tient. Non seulement Suzanne se refuse à abjurer ou contester sa religion, mais de plus rien, dans les épreuves qui l'accablent, n'est directement relié à l'essence de son culte. En revanche, l’œuvre demeure un violent manifeste contre les excès de la doctrine et les hystéries de l’intolérance, une rébellion contre les dérives autoritaires de la vie claustrale. La succession des abbesses et les migrations de l’héroïne définis-sent les variantes possibles d’un esprit de domination, les soulignent au besoin par des effets de rupture entre automne et printemps, tonalités sombres et couleurs claires, lourde tension et pétillements vaudevillesques. Du pépiement mutin à la convoitise torturante, sa dérive suggère un fort désir d’accaparement. La tonalité bleu-gris de la photographie, imposée par les robes des religieuses, accentue une impression de séquestration à peine atténuée par l’orangé des feuilles mortes et le rouge de la mortification des corps. Pendant que le temps est écartelé et qu’on couvre plusieurs années, les séquences se suivent si régulièrement qu’elles semblent se confondre les unes aux autres. La pudeur du portrait cherche à éliminer toute verve pittoresque, à gommer toute violence polémique contre un corps constitué (le Carmel saisi par la débauche). Conçu avec intransigeance mais parcouru d’une puissance de contestation qui le garantit de toute sécheresse, le film impose une diction neutre, une langue classique, le sentiment d’être au service d’un texte. Il joint le dépouillement janséniste d’un Bresson à l’épure presque abstraite d’un Lang, réduisant le contenu charnel de l’image à sa valeur de signe.
En montrant le mécanisme de cette aliénation, Rivette s’intéresse à un cheminement spirituel, une aventure intérieure. Admis le postulat selon lequel le couvent est une simple pièce du système social, Suzanne aurait pu s'accommoder parfaitement du Thélème où elle échoue, soit pour y mener une vie quiète et peut-être sensuellement satisfaite par les expédients offerts (il est bien précisé que l'homosexualité de la supérieure n'est qu'un pis-aller), soit pour y accomplir un itinéraire plus ambitieux, axé sur une révolte plus profonde, et pourquoi pas de type sadien. Mais, et c'est la beauté du film que de le faire percevoir par les plans, par d'imperceptibles nuances du jeu d'Anna Karina qui concentre sur son visage toute la panique d’un hallali, Suzanne est très doucement, très progressivement "tordue", façonnée par l’ordre qu'elle récuse. D'où cette fin poignante où se résout définitivement le tiraillement et se parachève la tragédie d’une prisonnière, vouée au démembrement du corps comme le sera Emmanuelle Béart dans La Belle Noiseuse, soumise aux poses aggravées, bras en croix ou tordus. Adoptant fréquemment la pose de l’affliction, la jeune femme devient une Marie-Madeleine pénitente lorsque les nonnes la maltraitent, la condamnent à l’impudeur des cheveux défaits et des guenilles, la confinent dans un cachot qui ne comprend qu’un crucifix et un crâne posé sur une pierre. Ce n’est pas un hasard si la dignité tranquille, l’héroïsme sans phrases, la pureté totale de Suzanne, poussée par les inquisiteurs dans les pièges de l’hérésie, sollicitée par une insidieuse dépravation, évoquent la passion de Jeanne d’Arc, son don d’enfance, sa naïveté têtue, sa ferveur ardente contre les faux-semblants, sa résignation courageuse à la souffrance. Pesée en termes d’échec ou de victoire, cette destinée ne fait guère pencher la balance : l’impuissance de la religieuse se résout (et se dissout) dans la conquête incertaine de soi et de la liberté, dans l’unité sereine du trépas. Le cinéma est alors, non ce qui dénude les mystères, mais ce qui les pose dans l’épaisseur de leur obscurité. Il est ce qui fait voir la nuit.
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le 19 juil. 2015
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