Filmé comme une tragédie d’adultes racontée à des enfants et dont les personnages principaux sont des enfants dans des corps adultes, Sweetie, premier film que réalise Jane Campion cinq ans seulement avant de remporter la Palme d’or pour La leçon de piano, est déjà un grand film aux allures de conte loufoque.
Ce qui interpelle dès le début du récit, c’est son univers au parti pris esthétique très marqué. Le choix des cadrages qui viennent découper les corps et le décor est toujours innatendu et surprenant. L’utilisation fréquente des plongées et contre-plongées, de la profondeur de champ et d’une palette de couleurs illimitée, transforment chaque plan du film en autant de tableaux inspirés dont la composition n’a de cesse de maintenir le regard aux aguets.
En plus d’être très réussi, l’univers pictural déployé par Jane Campion colle parfaitement à l’esprit de son personnage principal, Kay, jeune femme angoissée qui a gardée d’une enfance dont elle n’est toujours pas sortie, la phobie des arbres et le souvenir d’une sœur plus grande que nature, à l’ombre de laquelle on comprendra qu’elle a dû pousser. Et lorsque cette dernière refera une entrée pour le moins fracassante dans la vie de Kay au premier quart du film, ce sera à nouveau pour lui voler la vedette durant la quasi-totalité du reste de l’histoire.
Avant ça pourtant, Kay avait enfin réussi à construire un semblant de vie stable et « normale ». Superstitieuse, elle trouve l’amour grâce à une voyante qui lui assure que le rôle du prince charmant sera joué par un homme avec un point d’interrogation sur le visage. L’homme en question ce sera Louis, le petit ami d’une de ses collègues harpies et le point d’interrogation, une mèche de cheveux incurvée surplombant un grain de beauté sur le front du bonhomme, que Kay interprètera comme tel. Convaincue, elle réussit à persuader un Louis d’abord interloqué que ce signe est bien la preuve qu’ils sont fait l’un pour l’autre et ils ne tarderont alors pas à se lancer dans un de ces ménages à deux des plus normaux.
C’est après une ellipse de treize mois que le couple va connaître sa première fissure, lorsque Louis a la bonne idée de planter un petit arbrisseau (un sureau) en plein milieu de leur cour, en lieu et place d’un étendoir à linge arraché du bitume. La vision de cet arbuste fait ressurgir chez Kay le spectre de son enfance, de la cour de la maison familiale où déjà un arbre prenait toute la place et en haut duquel sa sœur s’était perchée dans une cabane, ce « château de princesse » qui lui était interdit. Dès la nuit tombée, Kay va donc sortir en chemise de nuit déraciner ce mauvais présage avant de le cacher dans un placard. Action doublement fonctionnelle pour le récit, à la fois symbole de la manière dont Kay a mise au placard tout ce qui a trait à ses traumatismes d’enfant, mais aussi comme fil rouge narratif qui ressurgira à des moments clés de l’histoire.
Hélas, ce petit sureau n’était que le signe annonciateur d’une menace plus grande à venir, l’entrée en scène du pire cauchemar de Kay tout de chair et d’os : le débarquement bien réel de cette sœur tant redoutée. Exubérante, hypersexuelle et toute en rondeur massive, Dawn, la ironiquement surnommée « Sweetie » du titre, apparaît en tous points comme l’exact opposé de sa soeur. Accompagnée de son « producteur » Bob, qui tient plus du junkie paumé que de l’impresario, celle que Kay désigne d’abord à Louis comme « une amie » et qui leur jure qu’elle passe juste dire bonjour, semble au contraire bien décidée à prendre racine. En effet, Dawn ne va pas tarder à se sentir à son aise au sein de ce foyer, jusqu’à l’envahir complètement. Version trash de sa sœur, c’est pourtant elle aussi une enfant qui n’a pas grandie. Mais là où Kay intériorise et reste dans la maîtrise de ses pulsions, Dawn explose et assume les siennes sans réfléchir. Quand Kay se cache de son petit voisin Clayton pour ne pas devoir aller jouer avec lui, Dawn devient tout de suite la meilleure partenaire de jeu de ce-dernier. Et pour ce qui est du sexe, lorsque Kay impose sa frigidité au pauvre Louis obligé de prendre rendez-vous avec elle pour un peu de tendresse, Dawn, de son côté, ne se privera pas de montrer à ce même Louis de façon très appuyée combien il est à son goût avant de le goûter pour de bon. Ce déchaînement d’énergie intrusive connaîtra son paroxysme avec la destruction par Dawn des petites figurines de chevaux de sa sœur, seul vestige de l’enfance que Kay n’a pas laissée aux oubliettes et auquel elle tient énormément. Cette attaque sororale sera l’affront de trop. A bout de nerfs, Kay va alors faire feu de tout bois pour remiser définitivement cette mauvaise herbe de Dawn au placard. Et c’est ainsi qu’une autre branche de l’arbre généalogique vient frapper à la porte en la personne du père, Gordon, futur allié opportun de Kay dans la mise à exécution de son plan.
L’arrivée de ce personnage à l’air débonnaire va également mettre un peu plus en lumière le passé de cette famille et notamment celui de Dawn. On comprend qu’avant d’être un fardeau aux yeux de sa famille, celle-ci en était la prunelle, une véritable artiste en devenir. Aujourd’hui, seul le père semble vouloir encore y croire lorsqu’il dit à Kay et Louis : «Elle a du talent, un réel talent. Tu ne l’as jamais reconnu, Kay. Ce Bob, c’est peut-être sa chance. », avant de pester avec désespoir : « Ce qu’elle était talentueuse ! Le chant, la danse, les claquettes, le clown… Elle savait tout faire ». Mais ses parents, chez qui elle est restée bien au-delà de la majorité, ont entretenu Dawn dans cette illusion de réussite et de destinée doré, même quand il était devenu évident, le temps passant, que ce talent ne se concrétiserait pas dans le grand monde. L’espoir et l’admiration se sont alors transformés en dépit et en lassitude, à mesure que Dawn sombrait dans une folie des grandeurs qui la rapprochait plus de l’hôpital psychiatrique que des feux de la rampe. Cette cruelle désillusion contribuera au déchirement du père et de la mère, raison pour laquelle le père débarque maintenant chez Kay, déballant sous le regard ébahit de cette-dernière les dizaines de plats cellophanés que la mère lui a préparé pour chaque repas de chaque jour, avant de faire sa valise et de le quitter.
Peu encline à prendre son père en pitié quand son objectif immédiat est de se débarrasser de Bob et Dawn, Kay lui expose très vite le stratagème qu’elle semble avoir mûrement réflechi. Il s’agira d’abord d’abandonner Bob -constamment défoncé- quelque part, pour qu’il soit ensuite plus facile de convaincre Dawn de partir à son tour. Le père s’exécute donc, invite Bob dans un café et, non sans avoir essayé de lancer la discussion afin de voir si cet homme pouvait être un bon producteur pour sa fille, finit par l’abandonner comme prévu, ou plutôt, par être abandonné de Bob qui s’endort sur sa chaise, un long filet de bave dégoulinant de sa bouche à cause d’un manque ou d’un trop-plein de drogues.
Si la mission Bob s’est révélée être une formalité, se défaire de Dawn sera une toute autre paire de manches. Mais entre-temps, le chaînon encore manquant de cette famille « qui se déchire comme du papier mouillé », la mère, a appelé Kay pour lui demander de venir la rejoindre dans un ranch où elle fait la cuisine à des cow-boys. Une occasion en or de prendre la route en laissant Dawn sur le bas-côté. Mais Dawn s’accroche, s’aggripe au siège de la voiture et refuse de sortir. Les supplications du père n’y feront rien et il manquera même de se faire mordre la main en tentant une approche de sa sweetie, sa princesse, ce chiot enragé, prostré dans une attitude de défi, les yeux rivés droit devant lui, déterminé à faire partie de l’aventure. Le seul moyen sera d’attendre que les besoins naturels obligent Dawn à quitter son habitacle quelques instants et d’en profiter pour mettre les voiles en la laissant les fesses à l’air sur le trottoir. Mais là encore, dans une scène d’un comique pathétique qui résume bien l’esprit du film et du personnage de Dawn en particulier, celle-ci trouve la parade en se tenant fermement à la portière de la voiture d’une main tout en se déculottant de l’autre pour faire son besoin dans le caniveau avant de remonter dans le véhicule. Il faudra donc faire usage de la ruse et de la manipulation pour venir à bout de cet adversaire coriace mais naïf. En simulant un appel téléphonique de Bob qui lui aurait déniché une importante audition, par exemple. D’abord suspicieuse, Dawn ne peut résister longtemps à la curiosité et finit par sortir de la voiture pour foncer vers le combiné. Plus qu’il n’en faut à Kay, Louis et au père Gordon pour démarrer le moteur et filer sans attendre. Sans attendre que Dawn ne se rende compte de la duperie dont elle vient d’être victime, humiliée et abandonnée par une famille qui a profitée de sa faiblesse pour un peu de paix.
Nuits de fêtes baignées d’étoiles et baignades aux rayons du soleil, chant, musique, atelier coiffure et danse country avec les cows-boys du ranch, cet intermède enchanté loin de Dawn, qui connaîtra comme point d’orgue la réconciliation du père et de la mère, est l’un des plus heureux et des plus réjouissant du film. La joie et l’insouciance semblent s’être emparée de tous les personnages et le temps suspendu dans ce monde idyllique de chansons d’amour. Malheureusement, la dure réalité va se rappeller à eux sur la route du retour. Car il manque quelqu’un sur le portrait de cette famille unie dans l’allégresse. « Je veux qu’on soit tous ensemble. », lâche soudainement le père dans un sanglot avant de couper le moteur et de se mettre à pleurer de plus belle, inconsolable. Kay et sa mère sortent alors de la voiture et vont se mettre à l’écart, sur la highway déserte de la campagne australienne au crépuscule. La mère, plus solide et résolue que le père, révèle à Kay que ce-dernier est perturbé par la décision qu’ils ont pris de ne plus garder Dawn chez eux et de lui trouver un appartement à proximité du leur. Pour Kay, cette nouvelle est une « super idée ». Reste maintenant à savoir ce qu’en pensera la principale intéressée qui les attend de pied ferme, cloîtrée seule depuis plusieurs jours dans la maison de Kay et Louis à ronger son frein.
Ce sera donc sans véritable surprise qu’ils retrouveront Dawn toujours aussi enragée, assise à la table de la cuisine, sa tête boudeuse à moitié enfouie sous son t-shirt retourné, à grogner et à mordre quiconque s’approcherait trop près d’elle. Le gentil foyer de Kay et Louis n’est quant à lui plus qu’un gigantesque dépotoire jonché de boîtes de nourriture, de canettes vides et de divers objets éparpillés un peu partout sauf à leur place. Un grand rangement s’impose, mais sans l’aide de la responsable de tout ce bazar, partie jouer avec le petit Clayton, son meilleur copain du jardin voisin. S’arrêtant un instant dans ses cabrioles, elle court faire de grands signes extatiques à son papa tenant un sac poubelle à la fenêtre, avec cette capacité désarmante, propre à l’enfance, de passer en peu de temps d’un état extrême à son inverse. Tandis qu’étrangère à tout remords l’une des sœurs s’amuse, douleur et honte ne vont pas tarder à s’abattre sur l’autre.
En rangeant, Louis va exhumer le mensonge de Kay, l’arbrisseau qu’il pensait volé, en fait déraciné puis dissimulé par cette-dernière au début du film. La découverte du pot aux roses intervient au moment de l’apparente victoire de Kay, pour qui tout semblait enfin rentrer dans l’ordre avec le départ prochain de Dawn. Mais le spectre de son passé, qui lui a légué ce caractère inquiet, cette superstition maladive et cette phobie des arbres, ressurgit du placard pour l’empêcher d’atteindre son objectif et la mettre plus bas que terre. Enfouir son problème ne le résout pas. Depuis toute petite, Kay s’est réfugiée dans un monde fait de signes qu’elle interprète comme des vérités et qui la rassurent. Ce même comportement obsessionnel qui lui aura permis de faire la rencontre de Louis va désormais pousser son jules à la fuir. Car si Louis a jusque là toujours suivi Kay dans ses humeurs et dans ses bizarreries, cette tromperie à propos de l’arbrisseau ne passe pas. Surtout que Kay ne semble pas saisir les raisons de la réaction de Louis lorsqu’elle lui demande, plaintive et pleine de déni : « C’est à cause de l’arbre c’est ça ? », avant de lui poser une autre question symptômatique de la façon dont elle a avancé dans la vie : « Ne peux-tu pas l’oublier ? Pourquoi ne peux-tu pas juste l’oublier ? ». Encore cette propension à oublier, à mettre au placard, à ne pas vouloir regarder en face et à rejeter la faute sur tout sauf soi-même, humain ou végétal. Elle aura beau implorer Louis et lui dire qu’elle regrette, il ne sortira de son mutisme que pour lui exprimer une dernière fois tout son dépit d’une réplique cinglante : « Tu es anormale. Tu ne peux même pas laisser pousser un arbre ». Anormale, le mot est lâché. Pas de pire insulte à recevoir de la part de celui avec qui elle espérait justement vivre une vie bien rangée. Dans l’esprit de Kay, l’anormalité c’est la folie et le désordre, en gros tout ce que représente sa sœur Dawn. Si même Louis, son amant-allié, lui renvoie cette image d’elle-même, alors c’est toutes les pires angoisses de Kay qui refont surface pour lui jaillir en pleine figure.
Ses parents partis avec Dawn et Louis l’ayant quitté, Kay se retrouve plus que jamais seule et au plus bas. Son premier réflexe est d’aller rendre visite à la voyante du début du film, celle qui l’avait dirigé vers Louis. En faisant ça, Kay montre qu’elle continue de s’en remettre aux forces surnaturelles dès lors qu’un problème se présente à elle. Mais cette séquence chez la voyante va aussi témoigner d’une certaine évolution dans sa façon de penser et l’amener à une révélation déclenchée par le conseil que lui donnera la diseuse de bonne aventure. En effet, lorsque cette-dernière lui demande si elle et Louis avaient des rapports sexuels, Kay lui répond sur la défensive que « pas vraiment », qu’ils avaient « dépassé cette phase ». C’est là que la voyante va lui donner les clés pour ouvrir une porte psychologique, en lui révélant ce qui fait le sel de l’amour à deux : « Oublie l’esprit. Courage et sexe, voilà ce qu’est l’amour ». Si Kay semble tout d’abord ne pas y réagir, on comprendra bientôt qu’avec ces deux phrases, la devineresse vient de planter une graine qui finira par porter tous ses fruits. Par ailleurs, ce qu’on pressent également avoir changé dans le cerveau de Kay, c’est le rapport de dégoût qu’elle entretient vis-à-vis des plantes. On perçoit ce changement à la fin de la scène, lorsqu’elle demande candidement à la voyante si Teddy, jeune personnage handicapé mental qu’on entend gémir dans la chambre d’à côté, pourrait être guéri grâce à elles. Les reproches de Louis auraient-ils permis de faire germer chez Kay l’idée que les végétaux n’amenaient pas que de mauvais présages ? C’est pourtant bien sous la forme d’un arbre, en haut duquel se dresse un château de princesse, qu’un dernier rebondissement va l’obliger à affronter ses responsabilités.
L’heure de la confrontation finale a sonné pour Kay et c’est sa mère au bout du fil. Ses parents ont besoin d’aide car Dawn a encore fait des siennes. Elle n’a pas accepté leur décision de lui trouver un appartement en ville et est donc partie se percher en haut de l’arbre du jardin, dans sa cabane de princesse. Elle refuse d’en descendre et exige que Clayton, le petit voisin de Kay, vienne la rejoindre dans « son palais ». Au téléphone, la mère dit à Kay qu’elle pense que ça vaut le coup d’essayer et qu’ils préfèreraient de toute façon éviter d’avoir à appeler les pompiers pour venir la débusquer. Mais lorsque Kay arrive le lendemain matin avec le petit Clayton, la situation a empirée et la mère les accueille catastrophée. Elle cache immédiatement le regard de Clayton avec un journal et annonce les nouvelles : Dawn est désormais entièrement nue dans son arbre, le corps peint en noir de la tête aux pieds. Plus question que le petit Clayton ne la rejoigne. Elle est totalement incontrôlable et pousse des cris d’animaux quand elle ne hurle pas à ses parents de lui amener à manger. Malgré cela et au grand dam de la mère, le père ne consent toujours pas à prévenir les autorités. Il préfère régler ça en famille, comme ils l’ont sûrement toujours fait. Et si chacun est libre de laver son linge sale comme il l’entend, on ne peut toutefois que constater les résultats d’une telle méthode. Car ce qu’on voit aujourd’hui, c’est une famille dont les morceaux ne se réunissent plus qu’autour du monstre qu’ils ont créé à force de nier l’évidence même de leur création.
La créature Dawn semble maintenant avoir atteint le paroxysme de sa folie et cette fois-ci le père ne parvient plus à la ramener à la raison. L’affrontement avec cette bête féroce l’oblige à aller se reposer pour reprendre des forces. Et tandis qu’il sommeille et que la mère et Kay discutent à la cuisine, plus personne ne prête attention au petit Clayton qui s’en va jouer dans le jardin, non loin de la cabane du monstre. Mais comme pour lui Dawn est moins un animal enragé que sa meilleure partenaire de jeu, il meurt d’envie de la rejoindre lorsqu’il l’aperçoit en haut de l’arbre. D’abord réticente à le faire monter, elle finit par céder à son insistance et lui indique la longue et lourde échelle avec laquelle accéder à son château. Après l’avoir hissée nons sans mal, le petit Clayton commence à en grimper les barreaux. C’est alors que se font entendre derrière lui les voix paniquées de Kay et des parents lui intimant de redescendre. Mais Clayton continue son ascension pour enfin atterrir dans la cabane avec Dawn. Le père tente de monter à son tour et Dawn se met alors à secouer l’échelle pour l’en empêcher, tout en l’insultant, encouragée par un Clayton aux anges. Le combat fait rage entre le monde des enfants en bas et celui des adultes en haut, les enfants jurant que jamais ils ne descendront du leur pour celui des adultes. Le père est à deux doigts de lâcher prise et ses jambes moulinent dans le vide à la recherche d’une prise, tandis que celles de Dawn et du petit Clayton tambourinent de toutes leurs forces le plancher de la cabane. Ce château de bois construit pour une princesse enfant est devenu trop petit et trop fragile pour supporter plus longtemps les assauts répétés du corps massif de la Dawn adulte. Alors, dans un grand fracas de cris et de planches brisées, il rend les armes et laisse s’écrouler quelques mètres plus bas la princesse gisante qu’il aura vu grandir.
Les premières inquiétudes des parents et de Kay sont pour le petit Clayton, qu’ils retrouvent avec soulagement sain et sauf, accroché à une des branches de l’arbre. Ils se tournent ensuite vers Dawn étendue sur un tas de planches et la gronde vivement pour son « idiotie », pour ce qui sera en fait sa dernière « bêtise ». Les yeux mi-clos elle cherche son père du regard et l’appelle, « Papa », avant de cracher du sang et de rendre son dernier souffle. Le bouche à bouche pratiqué par Kay n’y changera rien. Et lorsque cette-dernière se retourne vers ses parents en les exhortant à faire quelque chose pour l’aider à sauver celle qu’elle appelle maintenant Sweetie de toutes ses forces, ceux-ci restent la tête basse et les bras ballants, comme si il n’y avait justement plus rien qu’ils ne puissent faire et que peut-être il en était même mieux ainsi. La caméra exécute alors un lent travelling arrière s’arrêtant sur l’amorce du petit Clayton de dos, à droite du cadre, observant cette scène qui ressemble déjà à celle d’un enterrement. Au-dessus d’eux, filmé dans une contre-plongée qui accentue son aura majestueuse, un saule pleureur, l’arbre qui aura terrorisé Kay toute son enfance et dans lequel fut construit le château de Dawn, semble lui aussi se recueillir, comme un membre de la famille, digne et silencieux.
Seuls Kay et le père sont présents aux funérailles officielles. Comme un dernier pied de nez et le signe que Kay n’en a pas totalement terminé avec ses superstitions, une épaisse racine obstruant le passage devra être sciée pour permettre aux employés des pompes funèbres de faire descendre le cercueil de Dawn au fond de son trou. Après un bref aurevoir à sa Sweetie, sa « good girl », le père s’en va et demande à Kay de le suivre avec sa formule de déni favorite : « Viens Kay. On n’a pas envie de voir ça ». Mais cette fois-ci Kay ne l’écoute pas et regarde bien en face et jusqu’au bout la pelleteuse recouvrir le cadavre qui n’est plus dans le placard mais bien six pieds sous terre. La mort de sa sœur, bien que douloureuse, va aussi lui permettre d’enterrer ses angoisses et d’atteindre enfin son objectif de ménage heureux, si possible avec Louis… Dans le plan suivant, elle semble être sur la bonne voie : deux paires de jambes allongées, la sienne et celle de Louis, se chatouillent mutuellement du bout des orteils. Le haut du corps, où se trouve la tête et donc « l’esprit », lieu des réflexions qui mènent aux angoisses, est laissé hors cadre au profit du bas du corps, où se trouvent les organes sexuels. Avec ce seul plan, on comprend donc que, si le conseil de la voyante, « Oublie l’esprit. Courage et sexe, voilà ce qu’est l’amour », aura été la graine qui permet aujourd’hui à Kay d’assouvir son besoin moral et psychologique en même temps que son désir, la mort de sa sœur Dawn en aura été l’engrais salavateur.
Mais le film ne se termine pas sur le bonheur de Kay. On retourne une dernière fois dans le jardin des parents, où le père fait les cent pas sur les lieux du drame, les yeux rougits. Perdu dans ses pensées, le son d’une voix dans son dos va le faire se retourner. C’est le fantôme de Dawn enfant, sa petite Sweetie dans ses habits de danseuse, telle qu’on a pû la voir dans les flashbacks et telle que lui n’a pas cessé de la voir jusqu’à la fin. Elle est entrain de chanter, une chanson dans laquelle elle demande à ce qu’on l’aime « comme depuis le début », comme l’enfant qu’elle a été, et qu’on le fasse « avec chacun des battements de [notre] cœur ».
C’est sur ces paroles que se termine ce film, qui donne le dernier mot à l’enfance et qui aura réussi à ne jamais traiter son sujet sur le ton de la gravité outrancière. Là où la lourdeur aurtait pû s’installer par un excès de sentimentalisme que cette histoire de tragédie familiale pouvait laisser supposer, Jane Campion parvient au contraire à rester légère, drôle et mélancolique avec cette première réalisation éclatante, dont le carton de fin nous apprend qu’elle est dédiée à sa propre sœur.