Combien de fois faut-il mourir pour être audible ?

« Après Budapest, je ne voulais plus couvrir aucune révolution ni aucune guerre. Avant, je pensais, comme Capa, qu’en prenant des photos nous pouvions montrer le vrai visage du monde, et avoir ne serait-ce qu’une infime influence sur les comportements et le cours de la politique. Or tout journaliste apprend au bout d’un temps plus ou moins long que cela est faux – les plus horribles photos de guerre n’arrêteront jamais les guerres. »


C’est le photographe autrichien Erich Lessing qui a écrit ces mots, mais ça aurait pu être ceux de Paul Marchand. Ce reporter de guerre français qui a couvert le siège de Sarajevo en 1992 est le héros incorrect du premier film de Guillaume de Fontenay, Sympathie pour le diable.


« Tu comprends pas, à Beyrouth ça tapait, mais là c’est un siège, on n’a pas vécu ça depuis Leningrad ! » La témérité fiévreuse des mots criés par Paul Marchand à son rédacteur en chef campe son personnage. Sans répit. En agitation permanente, comme ces gens que l’on admire avec un peu de pitié, parce que leur dévouement est sans limites mais qu’eux ne le sont pas. Dès les premières minutes du film, on sait quelle trajectoire Paul suivra. Qu’il laissera une traînée de cendres en vrille derrière lui. Qu’à la fin, il explosera.


Sans répit aussi est la caméra. A l’épaule, elle colle aux baskets de Paul et le suit partout dans sa course folle. Il mène le spectateur, souvent placé dans son dos, comme il mène la danse au sein des journalistes de Sarajevo. Les scènes s’enchaînent sans écart et servent très précisément la narration, à un rythme rapide accentué par des plans quasiment tous en mouvement.


Sans doute Guillaume de Fontenay a-t-il voulu que son film soit, à l’image de son sujet, intègre. Car il résiste à tous les écueils, toutes les tentations de facilité. L’histoire d’amour entre Paul et la sublime Boba reste en filigrane. Le seul romantisme qui nous intéresse ici est celui du rapport à la vie du reporter qui écrivait « I am immortal » sur sa voiture, et s’est suicidé en 2009. Le spectateur est laissé libre et maître de ses émotions qui ne sont jamais forcées grâce à un traitement sobre, juste, du drame.


Le résultat en est d’autant plus poignant, comme cette scène inoubliable de mort d’un enfant. Alors que Paul Marchand rencontre la sœur de Boba et que l’on tente, dans le salon, de continuer à vivre en faisant la conversation, un petit garçon trotte dans la maison. Des tirs que l’on ne remarque même plus tapissent discrètement le fond sonore. Lorsque la sœur de Boba se rend dans la cuisine, elle trouve son enfant sur le sol, abattu par une balle que rien n’aura distinguée des autres. Parce que c’est ça, la guerre : la mort banale. L’inutile trajet qui suit vers l’hôpital est d’autant plus insoutenable qu’il est sans suspense. Même la mère qui crie en agrippant la tête rouge blonde de son fils, même elle sait que c’est fini. Sans espoir.


Une des premières images annonçait magnifiquement ce qui suivrait. Dans un plan d’ensemble, un des rares plans fixes du film, la ville immobile et détruite se dresse au milieu de tirs d’obus et de balles fusant dans une aura sonore surréaliste. Sarajevo est traversée par le manteau de brume qui surplombe sa rivière et la fumée blanche flottante progresse silencieusement comme une allégorie de la mort. Ces tons de plâtre domineront tout le film. Ils caractérisent la beauté de son image, pâle comme la poudre, la neige et les corps qui peuplent l’écran.


Guillaume de Fontenay a choisi de cadrer son récit dans un format 4/3. Une suspicion plane sur ce format carré, qu’on présume souvent futile lubie vintage, effet de mode qu’il faudrait laisser à Xavier Dolan… Pourtant ici cette petite boîte qui enferme son image dans un espace contraint sert parfaitement son sujet. Elle est comme l’étau qui se resserre sur Sarajevo assiégée et autour du cou de ceux qui tentent d’y survivre. Autour du cou de Paul Marchand aussi qui, pour chaque minute de silence de la communauté internationale, devient un peu plus atone.


C’est le symptôme de l’oppression, comme dans ces cauchemars universels où l’on voudrait crier mais où l’on reste coi. Ne pas avoir de voix. Ou plutôt, n’avoir aucun écho de cette voix. Car on a toujours une voix, la question étant, est-elle entendue ? Face à l’imperturbable surdité du monde, aveugle au diable qui se pavane devant lui, on peut finir par renoncer aux mots. « Tous les mots que j’ai utilisés sont en deça de la réalité. Pour une fois, on va appeler un chat un chat et même si ça ne changera rien, au moins, ils ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas ! » scande Paul à son rédacteur en chef, après


la mort de l’enfant.


Ses mots à lui étaient pourtant très forts. Sa verve paraissait intarissable, mais l’humour aussi s’éteint petit à petit dans le film. Ces blagues incessantes étaient la mise à distance qui permettaient à Paul de tenir. Son adieu au langage le mène à la compromission et des accès de folie.


Le film pose des questions criantes d’actualité. Dans sa représentation de la guerre qui détruit dans l’indifférence. Dans celle de l’absurde décalage du fonctionnement procédurier d’un ONU en perpétuelle délibération, dont les soldats semblent des fantoches paralysés par l’ordre de ne pas intervenir et qui ne s’animent que pour brûler du fioul afin de respecter des quotas.

A travers l’incorruptible reporter, Sympathie pour le diable est également un film sur l’indispensable métier qu’est le journalisme à l’heure où internet, les fake news et la baisse des moyens font de cette profession l’objet de critiques justifiées et de fantasmes manipulés. « Ben alors, tu veux pas connaître l’histoire avant de la raconter ? » lance Paul à un confrère peu scrupuleux dès le début du film. Son crédo, crié à répétition comme une prière pour se repérer dans la nuit, est « on n’est pas là pour parler de nous, on est là pour parler d’eux ! » Mais Paul a aussi ses contradictions. Ainsi, s’il sermonne sa collègue qui voulait mettre en avant son don de sang pour alerter sur la situation des hôpitaux de Sarajevo (la fin ne justifie pas les moyens), il offre aussi des pizzas à des officiers serbes pour passer un barrage (« The difference between you and me is me, I pass »).


Et puis l’incorruptible reporter finit par se corrompre. Paul Marchand pensait peut-être à Rimbaud quand il a pris part à du trafic d’armes à Sarajevo. Le film se garde bien de dire si c’était un bon ou un mauvais choix, et montre plutôt que pour Paul, ça n’en était pas un. Il était là.

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le 23 déc. 2019

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