Le cinéaste thaïlandais Weerasethakul a frappé un grand coup en douceur lors de l'été 2007, sa "Lumière du siècle" (traduction littérale du titre original) fait encore mieux qu'être simplement le meilleur film de son auteur (ce qui, après Mysterious object at noon, Blissfully yours et Tropical malady, n'est déjà pas mal), il réinvente presque naturellement le cinéma contemporain, piochant dans ses souvenirs pour confondre toujours plus fiction, documentaire et onirisme pour en arriver à ce qu'un collègue appelait avec justesse la "réanimation du surréalisme". Le dialogue hors-champ du générique est là pour le confirmer, tout comme le regard caméra de la vieille femme, sans avoir même la possibilité d'oublier la séquence totalement incroyable de la bouche d'aération qui entre incontestablement dans l'histoire des séquences les plus bouleversantes de l'histoire du cinéma. À noter par ailleurs que le Thaïlandais était le Président du Jury international au Festival International du Documentaire de Marseille justement l'année où celui-ci intégrait pour la première fois à la sélection officielle des documentaires où la fiction prenait part. Ce n'est pas qu'un hasard.
La première partie, comme à l'habitude chez Weerasethakul, est plus proche du récit. Dans un hôpital. Un homme, une femme. Lui l'aime et veut l'épouser ; elle ne sait pas, hésite, puis enclenche ses souvenirs. Des merveilles comme le dentiste chanteur (étonnant d'ailleurs comment Weerasethakul arrive à rendre touchant n'importe quelle chanson de variété thaïlandaise, on se souvient de la séquence chantée dans Tropical malady) ou le moine guitariste, un peu d'absurde dans ce monde si réel.
La seconde partie, plus onirique et contemplative, nous fait revisiter le même lieu, ou presque ; nous fait aussi revisiter des lieux vus ou entendus dans d'autres films, mais pas exactement. Le souvenir, c'est aussi ça, ce n'est pas tout à fait précis. Weerasethakul se souvient et donc ne réécrit et ne re-filme pas exactement les mêmes séquences. Un peu comme si ces deux parties avaient été tournées indépendamment, l'une avant l'autre mais avec un long temps entre les deux tournages. Dans cette seconde partie, une atmosphère plus inquiétante, plus sourde, moins réaliste, se fait sentir. Ce jeune gamin joue au tennis dans des couloirs vides, blancs et froids. La vieille femme nous regarde, ne nous remettant pas seulement à notre place de spectateur, mais aussi nous faisant réfléchir à ce que nous avons devant les yeux. Est-ce encore un récit ? Est-ce un documentaire ? Est-ce plus vraisemblablement une rêverie ?
Weerasethakul crée entre les deux, comme Lynch avant lui (qui s'impose par là-même comme l'influence principale du cinéma contemporain mondial), comme Jia Zhang-ke dans Still Life, comme Van Sant dans sa trilogie (Elephant, Gerry, Last Days) et même encore plus dans Paranoid Park, comme Naomi Kawase ou Wang Bing. L'avenir du cinéma, semble vouloir nous dire Apichatpong, n'est plus au récit de fiction unique, ni même au documentaire d'ailleurs : l'avenir est dans cet entre-deux, dans cet empiétement entre les deux formes d'un même art, avec pour but la création d'un nouvel émerveillement et d'une nouvelle forme de rêve après les récits nécessairement désabusés de la fin du siècle dernier. Il s'agit de retrouver le spirituel dans la vie courante.
Pour revenir précisément à Weerasethakul, ses deux précédents films étaient déjà remplis de douceur. "Une douce après-midi d'été" aurait pu être le titre de Blissfully yours s'il avait été un livre de Marc Lévy ou d'Anna Gavalda. Mais d'une manière générale, Weerasethakul, comme Jia Zhang-ke, prend le contre-pied de Lynch. L'onirisme et le surréalisme de l'américain est torturé et violent, celui de Weerasethakul est apaisé, comme s'il avait pris acte de la fin d'une certaine mode du cinéma en même temps que Lynch (qui sortait la farce Inland Empire la même année).
On pourrait enfin méditer ce film à l'aune de cette phrase extraite de Sans Soleil de Chris Marker : "J'aurai passé ma vie à m'interroger sur la fonction du souvenir, qui n'est pas le contraire de l'oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on récrit la mémoire comme on récrit l'histoire." D'après Apichatpong, Blissfully yours était un film sur sa vision du cinéma, Tropical malady un film sur lui-même. Syndromes and a century est un film sur ses parents. Et il fait précisément ce que Marker dit, il récrit en permanence sa mémoire en récrivant l'histoire de ses parents dans ce film. Et bien sûr, il ne la récrit pas telle qu'elle s'est passée mais en la modifiant selon ses aspirations, selon ses influences, selon sa visée. La définition même de l'artiste selon Merleau-Ponty.