Je me souviens d’une étrange manie de mon premier chef de service, lors des entretiens de recrutement, il interrogeait l’impétrant sur son maître à penser. J’ai oublié ma réponse. Aujourd’hui, je proposerai un triplé, Blaise Pascal pour Les Pensées, Hayao Miyazaki pour Porco Rosso et Éric Tabarly pour sa vie. Un penseur, un poète et un aventurier. Tabarly est le héros de mon enfance. Un héros discret et intermittent, son nom revenait souvent dans la conversation des adultes ou les journaux télévisés. J’ai lu plusieurs biographies du marin, mais ma préférence va au merveilleux documentaire de Pierre Marcel.
Fils d’un fin plaisancier breton, Tabarly aura toujours navigué. Élève besogneux, il s’engage dans l’aéronavale, est breveté pilote de quadrimoteurs, avant de rejoindre, par la petite porte, l’École Navale. Il obtient le droit d’amarrer son Pen Duik dans la rade de Brest et embarque ses camarades le week-end pour régater dans l’Atlantique. Il sort de l’anonymat en 1964 en remportant la Transat anglaise sur un bateau de sa conception. Ravi de voir un Français battre des Anglo-Saxons, De Gaulle le fait chevalier de la Légion d’honneur et, le libérant de toutes obligations militaires, fait de lui le premier skipper professionnel. Il accumule les victoires et, accueillant à son bord des appelés, forme la fine fleur de la voile tricolore, Alain Colas, Olivier de Kersauson, Éric Loizeau, Marc Pajot, Titouan Lamazou, Philippe Poupon, Yves Parlier, Michel Desjoyeaux, Jean Le Cam… Il est fascinant de penser que, à son seul exemple, nous devons une école de voile qui domine les mers depuis 50 ans
Personnage public, Tabarly aura souvent été filmé. N’utilisant que des images d’archives mises en musique par Yann Tiersen, Pierre Marcel échappe à deux écueils du documentaire, la voix off omnisciente et les interviews post-mortem hagiographiques. Nous découvrons un Tabarly sérieux et prudent avant le départ de la course, puis victorieux, heureux et épuisé à l’arrivée. Avec son équipage, il sourit à l’entrainement ou en virée à l’escale. Mal à l’aise face à De Gaulle, il répond maladroitement aux questions d’Yves Mourousi ou de Jacques Chancel. Plus émouvant, nous découvrons que le colosse, capable de se hisser à mains nues au sommet d’un mat ou d’un voile, vieillit. Qu’il soit en mer, à la rame ou sur un vélo, le fabuleux compétiteur se donne à fond. Sur le tard, il se marie et devient père. Quinze jours à avant sa disparition en mer, face à ses amis, Tabarly entonne, d’une voix forte, une chanson de marin. Pour nous, il redevient le second-maître brestois.
« Ah, Fanny de Recouvrance,
J'aimais tes yeux malins,
Quand ton geste plein d'élégance
Balançait les marsouins.
Je n'étais pas d'la maistrance
Mais j'avais l'atout en main,
Et tu v'nais m'voir le dimanche
Sur le Duguay-Trouin. «
Le film se conclue sur un bel aveu : « Je trouve que j’ai eu une vie de rêve. Je n’aurais même pas osé la rêver comme cela. » Tabarly, un maître à penser, il faut oser rêver sa vie !
« Et Fanny ma connaissance
Est morte dans son bistrot.
J'n'ai plus rien en survivance
Et quand je bois un coup d'trop,
Je sais que ma dernière chance
S'ra d'faire un trou dans l'eau. »