Il s'est produit quelque chose d'étrange aujourd'hui, à partir de la fin d'après-midi. Elisabeth est venue chez moi, et avant cela, je l'avais forcée à voir quatre films de Murnau, en plus du Nosferatu qu'elle avait déjà vu lorsque nous étions en classe ensemble : City-girl, Le dernier des hommes, L'Aurore, et Tabou. Si je voulais qu'elle regarde ces films en particulier, et en dernier lieu L'Aurore et Tabou, c'est parce que je désirais qu'elle se familiarise à la façon la plus brutale et la plus pure qu'a le cinéma d'être beau. Et cette beauté magique, chez Murnau, c'est d'abord le bonheur sans obstacle, épanoui, infini, à la fin inattendue du Dernier des hommes, à la fin de City-girl, tout au long de L'Aurore par touches solaires avant et après le désespoir. Je l'avais oublié, mais Tabou fait exception à cette règle, tout comme celui de Gomes, tout frais émoulu des salles de cinéma. Ça ne pouvait tomber mieux, car c'est pour ce dernier Tabou (celui du crocodile spleenétique) qu'Elisabeth est venue. Je l'avais alors déjà vu trois fois au cinéma ; une fois seul, ce qui m'a valu de délicieuses déambulations place Gambetta, où tournant en rond et vidant mon paquet de cigarettes, j'étais à la fois très heureux et très triste, sans bien comprendre pourquoi ; la deuxième fois, quelques semaines plus tard, avec un bon ami à moi, Théo, qui n'a pu s'empêcher de piquer du nez, alors je restais seul, plus troublé encore que la première fois, et entrevoyant la raison de mes frissons, de mes pleurs et de ma fièvre ; la troisième fois j'étais avec Léa (cette médiocre Praline), qui, comme à son habitude, n'a rien su faire d'autre que d'hocher bêtement la tête à chacune de mes remarques. C'étaient deux jours consécutifs, et j'ai compris que Tabou est la figure la plus parfaite de l'amour, et j'en ai fait mon plus beau film du monde, comme Truffaut avait fait le sien de L'Aurore. Je n'ose pas te dire ce qui m'unit moi, je veux dire mon coeur, à ce film. Pourtant, si je t'écris, c'est pour achever ces pulsions molles dont je suis saisi parfois, à t'envoyer des bribes d'émotions, des appels ratés où je ne te dis jamais rien que "parle-moi". Alors je te le dis : Tabou est mon idéal absolu d'amour. Voilà une idée que tu ne partages pas, et tu ne sauras sans doute jamais voir dans ce film ce que j'y vois, d'abord parce que tu ne seras jamais d'accord avec moi. Aurora porte ton corps, sous ses robes et pendant l'amour : tes seins, ton ventre, tes cuisses, ton sexe. Quant à Gian Luca, si l'on exclut l'anecdotique moustache, son chancèlement d'enfant lorsqu'il annonce à Mario son amour pour Aurora : c'est moi. Ses pleurs derrière la batterie, chantant "Baby" à contre-coeur, loin de l'Afrique : c'est moi. Et enfin sa prostration devant la cahute d'Aurora accouchant de l'enfant d'un autre, et près du cadavre de son meilleur ami : c'est moi. Et chaque fois qu'il te prend dans ses bras, t'embrasse, te caresse, ou immobile devant l'interminable brasier de son amour, ou le coeur battant lorsqu'il se lève de son avion et revoit l'adorée Aurora : c'est moi. Voilà ce qu'est l'amour pour moi, si j'ai le monde, et par-dessus tout l'Afrique. Pourtant, je nous y vois toujours loin l'un de l'autre : ce couple est tout sauf celui que nous fûmes, toi et moi. Je dirais même que chacun de nous est trop l'un et l'autre, trop parfaitement (il s'agit de nos silhouettes, non de nous-mêmes), qu'il ne subsiste aucun espace vide propice à faire naître l'union. Voilà la raison primordiale de la déchirure que je ressens devant ce film. L'autre (je passe le point de vue cinéphile sur la perfection de l'image, du son, des dialogues, de la voix, des acteurs, de la structure, du scénario, et que sais-je), je l'ai découvert avec Elisabeth, à ma quatrième vision. C'est la nostalgie qui m'étrangle devant ce film. Mais pas simplement le regret de ce qu'aurait pu être l'amour avec toi si tu m'avais aimé. Plus précisément, la constatation que je ne peux vivre l'amour que d'une seule et unique manière, trop grande pour toi, trop grande pour toutes les filles que j'ai connu. Moins grande, d'ailleurs, qu'exigeante, et impossible à satisfaire. Chez Murnau, si nous avons un tel sentiment de plénitude, c'est qu'il canalise toute sa puissance de beauté dans la vision d'un amour sans chaînes, à tel point que toutes les voitures s'arrêtent pour un baiser, qu'un cochon s'enivre, qu'un portier déchu ne sait plus quoi faire de son champagne et de son caviar. Extase ! Voilà le bonheur ! Je n'en imaginais pas plus parfaite idée avant Tabou, lui qui a mis un pied dans ma vie, un pied très lourd. Pourquoi faut-il qu'Aurora porte cet enfant? Parce qu'aimer une femme qui porte l'enfant d'un autre nous interdit de l'aimer. Après l'amour, leur corps étendus, suants, tristes, et la main de Gian Luca posée sur le ventre d'Aurora, ce ventre tragédie de l'univers, tant qu'elle est un germe, et grossit avec la tristesse des amants ; ouvre les yeux pour les séparer jusqu'à la mort, ou peut-être jusqu'au souvenir. J'ai attendu, j'ai désiré avec passion ce "oui je t'ai trompé", ce "je ne te parlerai plus jamais", parce que ce furent tes seules paroles absolues, magnifiquement définitives. J'avais besoin, pour t'aimer pleinement, de cette interdiction de t'aimer. Ce que m'a dit Tabou, c'est l'unique recours à cette nature contradictoire et tragique que je partage avec Gian Luca (lui qui fait appeler le mari d'Aurora pour condamner absolument la possibilité d'une fuite avec son amour) : le souvenir. Ma vie est d'abord le Paradis perdu, avec toi elle était le Paradis, et j'embrasse ce souvenir comme je t'embrassais toi. Et c'est en aimant toujours mieux ce souvenir que je retrouverai le Paradis.

Amicalement, Jérémy
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le 26 juil. 2013

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