Murnau, un artiste, un génie, un irréductible. Après s’être exporté aux Etats-Unis, l’arrivée du cinéma parlant lui fut bien dommageable, provoquant une augmentation de la pression provenant des producteurs, et un accueil très réservé à ses films de la part du public. La conjoncture défavorable le fit partir loin de tout cela, dans les îles du Pacifique, en Polynésie, aux côtés de Robert Flaherty, pionnier du cinéma documentaire. Il ne le sait pas encore, mais Tabou sera son dernier film. Un dernier film qui sera, surtout, un dernier grand coup d’éclat.
Après avoir rappelé l’aspect fondamental de l’amour en opposant forces du Bien et du Mal dans Faust (1926), après avoir sillonné la ville et la campagne et le tumulte de la vie moderne dans L’Aurore (1927) et L’Intruse (1930), le cinéaste part loin de tout, et revient aux origines avec Tabou. Dans ces îles lointaines, les Hommes vivent au milieu de la nature, dans la simplicité et le respect de la tradition. Ce sont de jeunes femmes qui s’amusent dans les cascades, des Hommes qui pêchent dans les eaux peu profondes… Le décor qui nous est exposé a tout d’un paradis où le temps semble s’être arrêté, où l’on vit de choses essentielles, où le rapport entre individus et nature se fait d’égal à égal, où la vie s’exprime dans sa plus grande pureté. Comme un Jardin d’Eden resté tel quel, jusqu’à ce qu’un sorcier hautement considéré mette à mal une histoire d’amour qui va déchaîner les passions, et se muer en une lutte pour la survie.
Face au choix imposé, Matahi et Reri ne peuvent que fuir, quitter l’endroit paradisiaque dans lequel ils vivaient, s’éloigner, et tenter de mener eux-même l’existence qu’ils souhaitaient mener. Cela leur permet de s’octroyer des moments de joie et d’insouciance, de trouver, enfin, le bonheur qu’ils cherchent. Comme le jeune couple de L’Intruse, ils sont persuadés que tout leur réussira, mais le destin ne manque jamais une occasion de les rappeler à l’ordre. Une nature capricieuse, une société où ils sont des parias, l’injustice et, surtout, ce sorcier qui ne les laissera jamais en paix afin de satisfaire les dieux. Les amants égarés de Tabou sont soumis à des forces qui les dépassent, mais, dans le malheur et l’adversité, ils peuvent puiser en eux une force née de leur amour, qui restera, malgré tout, toujours plus forte que tout.
Contrairement à ce qui pouvait être constaté dans la plupart de ses films précédents, l’ombre semble avoir totalement disparu dans Tabou. Souvent présente dans ses œuvres, notamment à cause de l’influence de l’expressionnisme sur son cinéma, elle laisse place à une lumière omniprésente qui irradie le cadre, confortant la sensation d’évoluer dans une atmosphère paradisiaque. Un film résolument solaire, où les eaux brillent en reflétant le soleil, où les corps se meuvent avec grâce et agilité, et où règne une beauté sans égale. Une beauté entachée par les colonisateurs et les petits truands, se salissant les mains avec un argent qui nourrit l’injustice, apparaissant comme un rappel de ce qui fut un élément important dans les premiers films de Murnau, notamment.
C’est donc sous une lumière étonnamment chaleureuse que se dessine la tragédie, celle que ne peuvent éviter ceux qui s’exposent à la malédiction du tabou, ceux qui préférèrent laisser s’exprimer leurs sentiments, quitte à braver les interdits. Même dans le paradis le plus immaculé, loin de l’emprise de l’homme moderne, où tout semble simple, heureux et docile, peut se déchaîner l’enfer. Murnau propose ici un vibrant film-testament, bouclant la boucle démarrée avec Faust, dans un retour aux sources d’une beauté impressionnante et envoûtante, parvenant à saisir l’essence de la vie et de l’amour, concluant, hélas prématurément, mais merveilleusement, une filmographie unique et monumentale.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art