Ce film c'est la beauté d'un titre, la splendeur des images, saisissantes dès la séquence d'ouverture : chef-d'oeuvre ultime de Murnau, lui aussi victime, qui sait, de la malédiction du "Tabou".
Bora-Bora, île de douceur et de volupté où tout n'est qu'innocence dans cette première partie qui s'intitule à juste titre : " Le Paradis".
Matahi, le pêcheur de perles, jeune dieu grec à demi-nu, apparaît, le front ceint d'une couronne de fleurs blanches : tel un lanceur de javelot il brandit gracieusement son harpon tandis que la caméra s'attarde, caressant le corps d'athlète et le visage rayonnant de l'éphèbe polynésien.
Dans l'eau pure d'une somptueuse cascade où rient et se chamaillent de brunes naïades à peine vêtues, son regard amoureux se pose sur le visage de Reri, pour épouser ensuite les courbes douces que dévoile la robe trempée par ces jeux d'eau .
Car la fille est belle et c'est sur elle que Hitu, le grand prêtre venu de la mer, chef de la tribu, a jeté son dévolu, la consacrant à jamais aux Dieux : malheur désormais à quiconque osera souiller de son regard impur la nouvelle grande prêtresse des Ma'ohi.
Impassible le vieillard observe et se tait: le collier de fleurs blanches symbole d'amour qui gît maintenant à ses pieds, le désespoir de la jeune femme, sa joie retrouvée au contact de Matahi et la danse lascive qu'ils entament d'un commun accord, rien n'échappe à son regard glacial tandis que sur le lieu sacré la température monte, l'euphorie s'installe, les corps exultent, ondulant au rythme du pahu que frappent en cadence les jeunes hommes rendus frénétiques par cette ambiance de liesse générale.
Mais aux festivités de l'intronisation succède un silence lourd de sens: comment échapper à la malédiction ?
Amants désormais maudits le couple s'enfuit, en quête d'un bonheur tout simple pour vivre cet amour interdit sur l'île du Paradis perdu, l'occasion pour Murnau de brosser le portrait complet de cette Polynésie au début du XXe siècle avec ses colonisateurs de tout poil : le policier, fonctionnaire français véreux et corrompu, le navigateur anglais, courtois mais distant ou encore les commerçants chinois qui escroquent sans états d'âme les Polynésiens peu au fait du système de l'argent.
Des scènes d'une beauté radieuse, un noir et blanc tout en nuances qui semble sorti de la palette d'un peintre : l'association du cinéma allemand et du monde polynésien, mélange envoûtant où l'on retiendra la luxuriance d'un paradis exotique, la faune, la flore, la mer, les scènes de pêche et de danses mais aussi les apparitions quasi fantastiques du vieux chef venant la nuit tombée réclamer son dû en la personne de Reri recroquevillée dans la paillotte, figure fantasmagorique et surnaturelle comme sortie du royaume des ombres.
Un film rayonnant mais empreint d'un pessimisme profond : image d'un homme lancé à la poursuite de son rêve, épuisant ses forces pour atteindre son but et qui lorsqu'il le touche enfin le perd à jamais, rejeté dans les méandres de sa solitude, vaincu par la malédiction du tabou.