J'ai choisi d'écrire sur Tag en particulier car il parle de thématiques qui me fascinent et que j'aimerai plus souvent voir à l'écran. Tag est un film très court (1h25), loin des habitudes du réalisateur, Sion Sono. Si on peut parler d'habitudes, sachant qu'il m'impressionne d'inventivité à chaque film.
Le rythme est effréné et il ne nous laisse pas le temps de se relâcher tant les actions et les changements de situation se font brutalement. Cependant, j'ai été surpris de voir le film commencer sur plusieurs ralentis, une bataille de polochons filmée avec sensibilité sur une musique douce, à l'opposé du début de son génial Love Exposure, film de 4h à toute allure. Un bus rempli d'étudiantes agitées traverse une route de campagne, tout le monde est beaucoup trop heureux, le soleil brille et tout va bien, à la limite du dérangeant. On sait évidemment qu'il faut que quelque chose arrive et on est prêt à être surpris. L’héroïne, Mitsuko, que l'on aura identifiée grâce à sa séparation de l'agitation du reste du groupe, se baisse pour ramasser son stylo. Et plus brutalement qu'un coup de sabre, le bus se fait magiquement couper en deux horizontalement, faisant jaillir le torse séparé des jambes de toute les occupantes.
Et c'est donc en résonance avec un de ses précédent film, Suicide Club (2001) que ce bon vieux Sion Sono massacre encore une fois une cinquantaine d'étudiantes assez gratuitement. L’héroïne terrifiée se retrouve ensuite poursuivie par cet ennemi invisible digne d'un film de John Carpenter (pour qui le mal n'a pas de corps), qui massacre toute les personnes que Mitsuko croise sur sa route en les découpant de manière tout aussi brutale. Cette course poursuite infernale, très bien filmée, avec l'importance du vent et le point du vue subjectif d'un ennemi qui n'a pas de forme. Les longs plans tremblants de Mitsuko courant à en perdre haleine font également parfaitement passer toute sa terreur d'une manière assez crue. Cette menace finit par la repousser jusqu'à la ville, où Mitsuko retrouve ses camarades en parfaite forme sur la route de l'école, l’héroïne se retrouve encore plus confuse et paniquée jusqu'à être persuadée que ce n'était qu'un rêve, le vent ne blessant plus personne autour d'elle.
Tout le film repose ainsi sur cette capacité à complètement renverser la réalité, en rendant le spectateur confus à propos de ce qu'il vient de voir ou en répétant certaines situations pour continuer à torturer cette pauvre Mitsuko. On a ensuite droit à quelques moments où la tension est sublimée par une musique majoritairement composée de cordes qui transpose à merveille l'insécurité de Mitsuko et sa peur du vent, qui va resurgir à plusieurs moment du film, avec également un rapprochement immédiat de la caméra très près du visage depuis une situation d'ensemble.
On se doute au bout d'un certain temps que l'univers dans lequel évolue Mitsuko n'obéit pas aux mêmes règles que le notre. Une discussion entre collégiennes sur les possibilités infinies des univers parallèles nous aiguille dans cette direction. Comme le génie alcoolique de Rick & Morty, Mitsuko serait en mesure de voyager à l'infini d'univers en univers sans s'en rendre compte. C'est à ce moment qu'une des plus belles séquence du film a lieu avec un rappel sur la symbolique de la fragilité, de l'innocence et de la pureté avec toutes ses plumes qui tombent sur Mitsuko au moment où a lieu encore une fois, une bataille de polochon au milieu de la forêt. Moment sublimé par une musique du groupe de Post-Rock japonais MONO, dont je suis assez fan pour avoir eu des frissons à la découverte de cette improbable collaboration. J'avais toujours trouvé leur musique particulièrement cinématographique et cet aspects à la fois épique et serein des compositions du groupe qui allie guitare basse batterie avec un ensemble de cordes complet évoque à merveille la perte de soi-même dans une infinité de réalités.
A partir du milieu du film, le montage prend de plus en plus de vitesse avec les situations qui s'enchaînent, Mitsuko se retrouve dans la peau d'une autre, entourée des mêmes personnes qui portent des noms différents, l'action est découpée, Mitsuko est propulsées dans des situations complètement absurdes: un mariage avec un homme à la tête de chien, un marathon qui finit dans une grotte pleine du souvenir de toute ces morts gratuites, un voyage dans le futur où il n'y a que des hommes. On finit par comprendre à l'aide de l'alliée de toujours de Mitsuko, qui réapparaît d'une réalité à l'autre, que c'est peut être d'elle que tout dépend. Les différents changements de réalité et la réinterprétation de rôles différents par les mêmes acteur m'ont fait penser à Millenium Actress de Satoshi Kon, qui transmet aussi très bien le sentiment de la perte de repères et d'une direction à prendre qui ne mène nulle part.
Finalement, Mitsuko était dans une réalité alternative, les différentes femmes qu'elle a joué faisant parties d'une même simulation dont elle est le jouet, victime des commandes des hommes. Elle arrive dans la réalité, le "futur" où on l'envoie vers son créateur qui aurait ainsi reproduit génétiquement la Mitsuko du passé, rapprochant ainsi le film d'un épisode spécial de Black Mirror.
Mitsuko finit par comprendre qu'elle est le centre de l'action et que sans elle, il n'y a pas de jeux, que l'univers, et donc sa souffrance, dépend d'elle. On la voit donc prendre conscience de cela et un montage alterné nous la montre en train de se suicider dans les différentes réalités que l'on a traversé, se libérant de cette simulation répétée à l'infinie dans un nombre de scénarios infinis.
Sion Sono traite ainsi par la science-fiction de thématiques qui lui sont chères et qu'il place dans de nombreux films. Selon moi, le film traite de la place de la femme dans la société et l'irrationalité des exigences et des pressions qui sont exercées. Avec la multiplicité des rôles à assumer, la femme, tout comme Mitsuko, se doit d'être à la fois jeune et pure (collégienne), épouse modèle (le mariage), active au travail et dans la performance (la coureuse de fond). Le seul moyen de combattre tout cela et d'accéder à l'indépendance est par la suppression de ces carcans qui enferment les femmes dans des rôles, mais cela doit venir des femmes elles-mêmes, car elles sont responsables de ce qu'elles sont, et doivent donc cesser de fuir le danger de l'émancipation comme Mitsuko fuyait le vent au début. Les femmes doivent elles-mêmes arrêter de s'enfermer dans ces comportements et cet idéal de femme parfaite inatteignable en le supprimant, tout comme Mitsuko qui se suicide dans les différentes réalités. Cela pour finalement être plus en accords avec leur nature humaine qui est imparfaite et plurielle par définition.
Les hommes, qui auraient enfermés les femmes dans ces comportements, sont également critiqués. En effet, c'est dans un monde d'homme que l'on arrive dans le futur, et ce sont les hommes qui ont créé la simulation dans laquelle Mitsuko évolue, on peut donc voir ici également le soucis de l'enfermement des femmes dans la société japonaise par les hommes depuis longtemps.
Tag est un film rempli d'idées de mise en scène complètement absurdes, de vent qui soulève les jupes de collégiennes, de gore un peu gratuit, d'un grand nombre d'incohérences qui portent le propos du récit, de ralentis soutenus par une esthétique puissante, de moments à la symbolique percutante et d'une musique à la fois épique et mélancolique. Chaque film de Sion Sono me fascine un peu plus. Sa virtuosité dans le choix des nombreuses techniques de prises de vue, l'audacité des thématiques traitées, le point de vue apporté ou encore ce sens esthétique et plastique de l'image qui s'approche de l’expressionnisme. Tout cela sans jamais tomber dans la lourdeur, le contemplatif ou le vide, en arrivant à maintenir une légèreté de ton éternellement jeune, complètement en décalage avec l'immoralité et la noirceur des actions montrées.
Tag est un film d'horreur qui prend au tripes, un récit de science fiction alambiqué, une fable puissante et actuelle sur la condition de la femme.