Devant Taming the Garden, on est d’abord happé par le sens du plan de la réalisatrice. Les images mêlent une beauté plastique et des métaphores puissantes : on pense par exemple à la sève d’un arbre coulant sur une surface rouillée comme si c’était du sang humain, illustrant bien évidemment qu’il meurt à l'instant où il est déraciné. Néanmoins, chaque déplacement d'arbre est filmé avec fascination : plongé dans le noir, on observe du vert saturé s’approcher de la caméra, quelques feuilles tombent, les gyrophares du camion éblouissent et s’avancent lentement vers le spectateur. Cette scène cristallise à la fois l’aspect tragique du film et sa beauté : le spectacle est captivant car absurde, mais il renferme une tristesse infinie. Dans un autre plan, la réalisatrice filme une plage abîmée par les travaux tandis qu’on croit distinguer une île en arrière-plan, sur laquelle un arbre titanesque s’impose. Quelques minutes plus tard, on retrouve cette île bien plus proche de la caméra, et pour cause : il s’agissait en fait d’un énorme bateau qui transportait le végétal. La caméra insuffle bien souvent de la vie à tous ces arbres, notamment lors d’un très beau traveling compensé qui suit en suit un pendant qu’il est transporté, comme s’il marchait aux milieux de ses confrères, triomphant.


Néanmoins, il ne faut pas résumer Taming the Garden à sa forme : le film est éminemment politique, puisqu’il montre des villageois vivre une situation qui les dépasse, à savoir la dévastation de leur lieu de vie dans l’intérêt d’un milliardaire. Pourtant, la situation n’est pas si simple : il est question de la construction d’une route, avec toutes les opportunités que ça implique. Les souvenirs de chacun s’opposent au confort moderne et à sa tristesse inhérente, à mille lieux du charme des souvenirs d’enfance. Scandalisé par l’idée de déraciner un arbre vieux d’un siècle, un villageois lâche la phrase “ils nous ont dit que c’est nous qui décidons”, presque comme un soupir. Cette notion de choix est primordiale, car c’est bien de cela dont parle le film : ont-ils véritablement le choix ? N’ont-il pas davantage besoin de cette route plus que de ces arbres ? Dans quelle mesure cet échange est-il équitable ? C’est l’un des questionnements primordiaux du capitalisme libéral, dans lequel la notion de libre choix est plus que discutable. D’ailleurs, une scène montre un villageois s’énerver car il n’était pas au courant qu’un de ses arbres serait arraché, ce à quoi son interlocuteur lui rétorque que c’était indiqué dans le contrat, comme si ce papier garantissait un rapport égal entre les deux hommes.


Après une séquence montrant un arbre s’éloigner de caméra, emporté sur un bateau tandis que des chœurs graves appuient sur la noblesse du végétal, Taming the Garden se termine dans le jardin du premier ministre géorgien. Sur une musique d’opéra, les tuyaux d’arrosage automatique dansent, le montage est rapide, les formes originales se succèdent. La beauté brute de tous ces arbres isolés est remplacée par une beauté ordonnée, bourgeoise, précieuse, puisque n’importe quelle collection consiste à perdre une splendeur singulière au milieu de dizaines d’autres. Sans jamais infantiliser le spectateur ou simplifier son propos, Salomé Jashi a su créer un film poétique et politique, intime, abouti dans son fond comme dans sa forme, et par-dessus le tout, accessible à n’importe qui. Une belle découverte de ce festival Cinéma du réel.


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le 23 mars 2021

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