Todd Fields réalise un film magistral, complexe et totalement réussi dans lequel il traite des effets néfastes du pouvoir sur un individu, montre ce qu’est un chef d’orchestre. En plus de réaliser une mise en scène au cordeau, le réalisateur réalise un travail sur le son remarquable et sait rendre la beauté de la musique classique. L’actrice Cate Blanchett y est absolument prodigieuse.
Lydia Tár, cheffe avant-gardiste d’un grand orchestre symphonique allemand, est au sommet de son art et de sa carrière. Le lancement de son livre approche et elle prépare un concerto très attendu de la célèbre Symphonie n° 5 de Gustav Mahler. Mais, en l’espace de quelques semaines, sa vie va se désagréger d’une façon singulièrement actuelle.
Ce qui est frappant quand on regarde le film, c’est qu’il se construit comme une succession de longues scènes, en tout cas au début. Le film s’ouvre sur une scène de Masterclass passionnante, se poursuit par une scène de restaurant entre deux chefs d’orchestres et l’on voit ensuite Lydia Tár donner un cours dans une université. Et puis, il y a les scènes de répétitions. Ces scènes sont étonnantes, car très bavardes mais très rythmées. Les plans sont larges, les mouvements de caméra amples. En plus d’être formellement accomplies, ces scènes de dialogues sont passionnantes et juste. Le film change en cours de rythme quand le mécanisme s’emballe ou quand il traite de l’intime. Les scènes se font plus intimistes, anxiogènes et les plans sont resserrés.
‘TAR’ est le portrait d’une artiste totale, c’est-à-dire qui ne vit que pour son art : la musique classique. La cheffe est brillante quand elle parle de son métier, quand elle dirige son orchestre. Son interprétation et sa réflexion autour d’une composition est remarquable. Il faut voir le cours qu’elle donne dans l’université et au cours duquel elle sermonne un élève qui n’aime pas Bach, en raison de son comportement avec les femmes. Cette scène n’évoque pas la cancel culture comme certains ont pu le dire mais c’est que la cheffe d’orchestre ne peut pas comprendre ce raisonnement car elle ne voit l’art que par le prisme de la beauté. En revanche, l’intime se révèle plus difficile à vivre. Il est même cauchemardesque. Le moindre bruit l’angoisse, la voisine est spéciale. On est presque dans une ambiance à la Polanski. L’esthétique, les contre-plongées font penser au ‘Locataire’.
Le film dresse remarquablement l’effet néfaste qu’a le pouvoir sur les individus. Le personnage est une femme. Il ne s’agit pas pour Todd Fields de proposer une sorte de miroir inversé en écho aux abus de pouvoir masculins. Mais le choix d’un personnage féminin permet au cinéaste de parler des humains, sans évoquer un sexe plus qu’un autre. Le film montre que l’obsession du pouvoir, qui vient ici de la hantise de la réussite, isole psychologiquement. Lydia Tár n’est pas seule car elle a sa compagne, son orchestre mais elle "pense seule" et ne prend plus les autres en considérations. Elle épuise psychologiquement son assistante, a une relation « fonctionnelle » avec sa compagne. Tout humain est mis au service de la réussite personnel de Lydia. Et quand il perd son utilité, il est éjecté.
‘Tár’ met merveilleusement bien en valeur la musique classique, que ce soit la cinquième symphonie de Mahler ou le superbe concerto pour violoncelle d’Elgar. Grand amateur de musique classique, j’y ai forcément été sensible. Le film met en lumière et filme parfaitement chaque instrument que ce soit la trompette, la harpes ou les violons. On voit comment fonctionne un orchestre avec ses solistes, comment ils votent pour accueillir un nouveau membre. Et puis surtout on comprend ce qu’est un chef d’orchestre. Ce n’est pas un singe qui bouge les bras, mais quelqu’un qui dirige, guide l’orchestre et surtout qui interprète et vit la musique.
Il faut dire que Cate Blanchett est phénoménale. On savait qu’elle était une immense comédienne mais, elle trouve en Lydia Tár l’un de ses meilleurs rôle. Ce n’est pas qu’elle imite une cheffe d’orchestre, ce n’est pas qu’elle joue la cheffe d’orchestre, c’est qu’elle est la cheffe d’orchestre. Elle habite tant son rôle que chaque haussement de sourcil, mouvement de la main est crédible. Face à elle, il y a cette actrice allemande géniale Nina Hoss qui livre, en contraste, une interprétation toute en retenue, mutine et gracieuse.
Todd Fields réalise un vrai coup de maître. Tout est réussi, maîtrisé de l’image au son. Passionnant et complexe, ‘Tár’ est un film totalement accompli. Osons utiliser un terme galvaudé, c’est un chef-d’œuvre.