L’ambiguïté permanente qui émane du film n’est pas seulement celle qui est distillée par le parcours de son personnage principal, elle est aussi dans la démarche et les intentions du duo Field-Blanchett. Une ambiguïté sans doute un peu fabriquée, mais très féconde esthétiquement dans la mesure que c’est le moteur, je pense, de l’indéniable fascination qu’exerce le film et de son indécrottable étrangeté.
Dès l’excellente première scène à l’intensité feutrée, il est clair que Cate Blanchett prend un grand plaisir d’actrice-star à donner du charisme majestueux à son personnage, fait de sophistication verbeuse et d’élégance glacée. Mais plus cette scène dure, plus elle imprime quelque chose de plus que cette première impression. Pas seulement à cause du plan qu’on avait vu avant filmé au téléphone ou celui d’une tête rousse filmée par derrière, mais aussi de la tension sourde qui vient de cette atmosphère quasi inhumaine de froide perfection, remarquablement instaurée par un filmage d’une inquiétante rigidité et par un mixage sonore monstrueusement atone.
Autre scène ambiguë, celle sur la fameuse « cancel culture » qu’on voyait arriver tellement elle a été commentée et mise en épingle comme l’acte discursif de l’œuvre. Mais ne nous laissons pas tromper par le commentariat biaisé de vieux schnocks qui se sont efforcés d’y voir une scène qui les venge de l’ignorance crasse de la nouvelle génération qui fait rien qu’à vouloir cancel sur les réseaux sociaux. C’est vrai qu’on peut y voir l’auteur se payer, à travers son personnage tellement classe, une cible un peu facile. Mais encore une fois, vu la longueur de la scène et surtout à la lumière de ce qu’on apprend après, on peut la comprendre d’une manière totalement différente. La délectation de Lydia Tar pour répondre à ce jeune en prenant son temps comme se délecterait un prédateur, même si on peut penser qu’elle a raison sur le fond, est déjà suspecte, surtout au vu de sa position de domination. La scène essouffle par son intensité de mise en scène et de jeu mais continuer à subrepticement cultiver l’ambiguïté permanente qui nous tient.
(Sans compter qu’une de ses répliques contre les réseaux sociaux est paradoxale vu que plus tard, on voit une Lydia Tar elle-même obsédée par des commentaires Twitter. Un paradoxe qui n’en est plus un si on comprend que mettre « les réseaux sociaux » au cœur des maux de l’époque est plus un commentaire sur soi voire un appel au secours qu’un véritable constat objectif)
Je pourrais continuer encore longtemps avec d’autres scènes, tellement le film a une façon de cultiver artificiellement un mystère et en même temps de composer un labyrinthe de signes où tout est cohérent in fine, ce qui pourrait rebuter si tout ce qu’il dépeint n’était pas d’une grande justesse : les petites vanités, les rapports de pouvoir, la fausseté des relations et surtout la grande subtilité de l’entreprise de harcèlement qui est presque ambiguë aussi tellement on ne la voit jamais réellement en action, mais uniquement en esquisses, en indices, sans pour autant qu’on puisse en douter.
Mais cette cohérence qu’il déploie n’est pas bêtement narrative. Le film ne mène d’ailleurs pas de récit à proprement parler à mon avis, mais dessine un portrait psychologique quasi-horrifique de son personnage par scènes successives. Preuve en est que des évènements essentiels sont ellipsés, et que des scènes inutiles pour l’intrigue n’existent que pour affiner un peu plus le tableau mental de Lydia. Cette façon de procéder, bien que non dénuée de quelque lourdeur onirique, fabrique un personnage complexe et vertigineux, dont les agissements et le secret suscitent la discussion et le débat comme rarement (de mémoire récente) sur un personnage de cinéma.
C’est finalement parce qu’il n’est jamais dupe de ses effets qu’il est d’une malice retorse et redoutable, contre laquelle le spectateur ne peut jamais gagner. Même Cate Blanchett trouve le moyen de s’offrir une performance Gena Rowlandesque et Oscarisable toute en étant de toute évidence consciente que son magnétisme flippant travaille davantage à l’ambiguïté ambiante du film qu’à son autocélébration. Cet implacable mélange de cohérence et d’ambiguïté peut passer pour une cérébralité manipulatrice et peu aimable, qui produit néanmoins indéniablement du très bon cinéma de scènes et d’atmosphère. Un film qui est brillant au risque d’être peu aimable, voilà qui, contrairement à Truffaut parlant de Bertolucci, me satisfait totalement.