TÁR
6.7
TÁR

Film de Todd Field (2022)

Dans son domaine - la direction d’orchestre symphonique - Lydia Tár (Cate Blanchett) est au Top et tout le monde le sait, elle la première. Elle le doit à ses capacités, son travail et sa curiosité (son caractère, quoi).


Todd Field s’intéresse ici au milieu de la musique classique, ce qui lui permet de montrer des lieux chics, tout en dénonçant celles et ceux qui profitent trop. En effet, ce film est placé sous le signe de la dualité. Lydia Tár en est le symbole, avec son statut de star assumée qui dispose d’un pouvoir quasi illimité sur son entourage, en use et en abuse, jusqu’à finalement se placer dans une position de vulnérabilité. Mais elle est ainsi, caractère fort cherchant à tout contrôler, aussi bien dans son métier que dans sa vie privée.

C’est ainsi qu’elle assume son identité sexuelle de lesbienne vivant en couple avec Sharon (Nina Hoss), qui joue comme premier violon dans l’orchestre qu’elle dirige (le philharmonique de Berlin, celui-là même que le très réputé Herbert von Karajan dirigea longtemps, d’une main de fer). Lydia et Sharon forment un couple très progressiste, puisqu’elles ont une fille (probablement celle de Sharon, en fait), Lydia allant jusqu’à se présenter comme son père ( ! ) pour dissuader définitivement celle qui la malmène à l’école de l’approcher à nouveau.

En fait, Lydia ne pense quasiment qu’à son métier, sa carrière, raison pour laquelle elle est au sommet, considérant comme légitime qu’on lui serve tout sur un plateau et qu’on ne la dérange pas. Elle a enregistré la quasi intégralité des symphonies de Mahler (elle discute avec Deutsche Grammophon, l’un des plus prestigieux labels de la musique classique). Ne lui manque plus que la 5è dont l’enregistrement a été ajourné, la faute au Covid. Son affinité avec la musique de Mahler relève de la logique : audace formelle du compositeur, audace de caractère pour elle (et audace cinématographique du réalisateur). Elle jongle avec ses rendez-vous et autres obligations, entre Berlin et New York, aidée en cela par Francesca qui lui sert de secrétaire (Noémie Merlant, impeccable elle aussi). Dans cette relation également, on sent la volonté de Lydia de tout maîtriser, comme elle cherche à maîtriser son physique puisqu’elle court régulièrement.


Le plus important à ses yeux, c’est évidemment la musique, son domaine. Elle qui traque le son parfait est confrontée à des phénomènes sonores qui l’intriguent d’abord et la perturbent ensuite.

Cela commence de façon presque anodine avec deux notes d’origine indéterminée qui se répètent de façon lancinante (contrepoint à son obsession de perfection), un peu comme ce qu’on entend dans certains ascenseurs en mouvement. Autre bizarrerie : un jour qu’elle court à Central Park, Lydia entend des cris de femme, comme s’il s’agissait d’une agression. Elle a du mal à déterminer dans quelle direction chercher et ne trouve rien. Par contre, ensuite on ne la verra jamais chercher à en savoir plus.

Qu’en penser ? Est-ce que c’est Lydia qui s’en fiche ou bien le réalisateur ? A moins que Lydia redoute la vérité (qu’il ne se soit rien passé, par exemple, ce qui reviendrait à admettre qu’elle soit victime d’hallucinations).


Le film insiste sur le fonctionnement des réseaux sociaux, pour en dénoncer les possibles dérives (terreau idéal pour toutes les manipulations). Or, si d’abord Lydia en profite pour ridiculiser un de ses étudiants (qui finit carrément par l’insulter, affront quasiment inimaginable), elle finit elle-même par en devenir une cible. Mais, Lydia est-elle victime ou bourreau ? En effet, elle se trouve mise en cause, à tel point qu’on peut l’imaginer comme une sorte de prédatrice sexuelle. Or, le film ne montre aucune scène érotique (la plus sensuelle étant un timide baiser de Lydia à Sharon).

Par contre, une musicienne qui avait postulé pour une place dans l’orchestre de Lydia, s’est suicidée en laissant un mot la désignant comme responsable de son acte. A mon avis, cette éventuelle responsabilité ne présente aucun caractère sexuel. C’est surtout de ne pas intégrer l’orchestre de Lydia (décision motivée par de nombreux avis), que la musicienne n’a pas supporté. Rapidement, l’affaire du suicide fait le tour des réseaux sociaux, mettant Lydia en position de lynchage social.

Quand on la voit agir, on sent que Lydia a suscité bien des rancœurs (voir sa façon de choisir qui jouera comme violoncelliste solo, dans le concerto d’Elgar en complément de programme de la symphonie n°5 de Mahler). Il n’en faut pas plus pour inciter à la rejeter au premier point faible signalé.


Les amateurs de musique classique pourront regretter de n’en entendre que très peu et tardivement. Cependant, ils apprécieront la façon dont Lydia est présentée au début, ainsi que tout ce qu’elle dit pour évoquer son métier (tout ce qui présente un rapport avec la musique classique respire l’authenticité). Je pense en particulier à ce tête-à-tête dans un restaurant, avec un ami également chef d’orchestre, qui lui demande comment elle fait pour obtenir tel son à un moment précis. Après quelques indications générales, elle finit par lui dire qu’il n’arrivera à rien en faisant du copié-collé de ce que font les autres. Il faut qu’il trouve sa voie, ce qui me paraît à la fois très juste et la porte ouverte à toutes les exagérations. Autre point particulièrement intéressant, à un moment où Lydia cherche à se remonter le moral, elle ressort une cassette vidéo qui lui permet d’écouter un vieil enregistrement de Mahler dirigé par Leonard Bernstein qu’elle estime particulièrement. Il intervient après l’œuvre pour un petit discours sur ce qu’est la musique et ce qu’elle peut apporter. Une vraie déclaration d’amour à la musique et à son pouvoir. Rien que pour cet instant, le film mérite d’être vu et les larmes de Lydia correspondent à de l’émotion pure.


Remarquable, Cate Blanchett donne à comprendre son personnage avec un investissement total, jusque dans ses outrances. Elle fait sentir à quel point le caractère de Lydia s’accorde avec la musique hors normes de Mahler. De son côté, Todd Field met sa patte pour faire sentir sa volonté de sortir des sentiers battus. Il ose ainsi (après une première scène qui donne le ton sur les réseaux sociaux), commencer son film par la partie du générique placée généralement à la fin et que personne ne regarde. En nous obligeant à regarder cette partie, il limite la gêne occasionnée par les retardataires qui utilisent le faisceau lumineux de leur téléphone pour trouver où s’asseoir. En choisissant de faire de son personnage vedette une femme (dans la réalité, aucune à ce jour pour arriver à une telle notoriété), on pense qu’il va dans le sens du féminisme… jusqu’au moment où on voit ce que devient Lydia.


Todd Field et Cate Blanchett sont au diapason, très inspirés par cette histoire et ce milieu. Il la dirige comme elle dirige son orchestre, avec maestria, pour créer une ambiance personnelle qui tient en haleine pendant 2h38 qu’on ne voit pas passer. Todd Field laisse quand même perplexe sur ses intentions, en livrant beaucoup de pistes qui mènent à double interprétation. L’univers de la musique classique est un bel écrin, mais il utilise essentiellement des couleurs sombres en harmonie avec la personnalité perturbée de Lydia. L’aspect thriller dont je redoutais qu’il vire au Grand Guignol (on se contentera du concert où Lydia pète les plombs), tourne court par manque d’explications (l’explication pourrait être que le fantastique aime s’en passer), pour mener à un final assez déroutant.


Electron
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le 13 mars 2023

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