- "Salut c'est JR, alors je me présente moi je fais des peintures murales et des dessins en toile à transporter un peu partout dans le monde pour dénoncer les inégalités, et aujourd'hui let's go aux Etats-Unis, qui comprennent 20% des détenus, seriously! J'ai eu un VIP pass pour une prison avec des débordements ULTRA-VIOLENTS, JB envoie l'extrait de JT où ça parle de blessés graves dans cette prison + le clip et oublie pas le zoom sur le mec inconscient dont le sang se répand sur le sol avec abondance, vous avez le contexte ou je continue ?"
- "okay JR, ça commence fort, mais quel est l'angle, l'objectif de choisir la prison ?"
- "C'est paumé, dans le désert avec des panneaux "ATTENTION SERPENTS" et je vais étudier des prisonniers de sécurité 4 et c'est le max car ça va de 1 à 4 hein ! Okay JB maintenant on va entrer dans la grande salle où les 33 volontaires sont assis. Oh JB, oublie pas de me filmer CHAQUE POIGNEE DE MAIN okay parce que je suis un artiste engagé et humain, faudrait pas que les gens l'oublient donc tu me montres bien leur serrer la patte car j'ai pas peur en fait moi j'suis un gue-din. Ah et JB stp tu mettras en post-prod un sous-titre sous chaque prénom avec leur peine totale qu'on réalise bien que ce sont des prisonniers ULTRA-VIOLENTS. J'ai hésité à mettre la nature de leur crime mais bon j'respecte leur intimité tu vois, juste la peine et un bon gros zoom sur leurs tatouages de suprémacistes blancs et croix gammée ça ira JB merci"
- "quel courage JR ! et donc tout ça c'est en 2019 ? mais c'est fou, donc là ton film nous retranscrit des témoignages inédits de prisonniers ?"
- "Mdrrr t'es fou toi, j'ai déjà fait une application mobile où il suffit de cliquer sur chaque portrait de détenu et tu as leur full story! Non non là c'est le making of, où je passe plus de temps à en dire moins qu'avant. Okay les gars, p'tit rappel j'ai des lunettes de soleil et casquettes car en fait ce que je fais est souvent ILLEGAL donc je dois protéger mon anonymat you know? Quoi vous êtes 33 ? non mais bon je préviens j'vais pas retenir tous vos prénoms bon sauf toi Kevin, toi avec ta croix gammée je t'aime déjà bien, je vais pas creuser ton histoire ni pourquoi tu serais si différent des autres mais ta croix gammée vaut bien plus que des mots en fait."
Ainsi débute "Tehachapi", mise en abîme où le spectateur contemple une oeuvre de JR consistant à filmer ledit JR en pleine action artistique. Le thème choisi est de ceux qui impose naturellement le respect et confère un caractère social présomptif au film : milieu carcéral, aux US, prison dépeinte comme ultra-violente, détenus au milieu de nulle part. Si l'idée de faire participer 33 volontaires triés sur le volet (oui car les détenus responsables des agressions intra-prison dont JR diffuse les clips pour rappeler que c'est pas le club Med' et réinstaurer la tension ne sont pas ceux participant au projet par contre hein) à un grand projet artistique a le côté séduisant de la rencontre de deux univers, le résultat est très fade, où la surface est à peine grattée, le film s'offrant finalement comme une auto-promotion du travail de JR où les prisonniers ne sont que des figurants passagers dont on parle beaucoup plus qu'on ne les laisse parler eux-mêmes.
Ouvrir son film par un CV visuel de qui tu es pendant 3 minutes et de ce que tu as réalisé, certains pourraient trouver ça humble ("mais tout le monde ne connait pas JR roooh, il fait que se présenter"), mais je trouve ça complètement inutile et surtout, on ne voit pas bien comment cela est censé orienter le spectateur. Sans doute doit-on comprendre que nous sommes en présence d'un artiste engagé, dont ce film serait une énième symphonie sociale. Mais a-t-on besoin que Ken Loach nous refasse sa filmo en accéléré à chaque début de film pour qu'on comprenne le message à venir du film pour lequel nous sommes dans la salle ?
On comprend bien vite qu'en plus, une appli mobile développée par JR compilant les témoignages de TOUS les détenus est déjà sortie bien avant... on se demande bien alors quelle sera la valeur ajoutée du film si la parole des principaux protagonistes est déjà disponible en plus complète. Je dois alors avoir sous-estimé la portée artistique du nombrilisme consistant à filmer chaque serrage de main du réalisateur avec les détenus, dans la grande salle, puis sur les marches dehors, puis les "coucou" devant leur cellule, propice à de poignants échanges comme "What's up JR? Doing good man ? How are you doing JR?"
Si le projet dans sa globalité a pu mener à un rendu artistique (rien à dire sur les vues par drone des deux collages géants), le choix du film comme art pour véhiculer le rendu parait en réalité impropre. L'art plastique suffisait à vérifier la beauté des collages, l'application mobile permettait d'entendre les histoires personnelles des détenus, mais le film apparait alors comme un vulgaire making of et un produit dérivé. En prétendant justement extraire les détenus de la vision purement carcérale que l'on pourrait avoir d'eux par le biais de l'art, le film ne les dépeint en réalité qu'à travers leur condition de prisonnier, où littéralement RIEN ne permet de les distinguer, pas même la plus banale anecdote qui permettrait justement de s'identifier au détenu (une passion, un plat préféré, un trait de caractère...). Non, JR présente en réalité une masse informe de détenus dont la seule chose permettant de les identifier est leur prénom et leurs tatouages.
A ce sujet, Kevin va vite capter toute l'attention par son tatouage de croix gammée sur la joue gauche, dont la justification de l'existence est rapidement évacuée mais justifie à elle seule l'intérêt disproportionné qui lui est porté par la caméra : j'ai un tatouage de croix gammée, je suis donc forcément plus torturé et complexe que les 32 autres taulards dont 10 sont passés entre temps en quartier de sécurité inférieure (niveau 3) et ne méritent donc plus notre attention car ils ne sont plus étiquetés "dangerosité suprême" par la prison elle-même...
D'ailleurs, la séquence où JR appelle Kevin depuis la France au sujet de la libération conditionnelle de ce dernier ("donc tu sors dans quelques semaines c'est ça ?") m'a paru absolument gênante voire cruelle ("euuuh non JR, en fait le comité a rejeté ma demande donc j'en ai encore pour 1 an minimum" / """NO WAY!!! Okay bon courage Kevin byeeee""") à moins que la conversation fut répétée auquel cas c'est une bien curieuse idée de tenter de provoquer la tristesse du spectateur que par l'inadvertance du réalisateur... A ce sujet, je ne sais toujours pas si l'interaction finale avec la dermatologue effaçant le tatouage nazi de Kevin et révélant sa confession juive relève d'une coïncidence.
Le sentiment global n'a donc pas été la forte émotion mais plutôt celui d'un beau sujet placé là, au milieu de la pièce comme un marbre grec élégant, mais largement inexploité, ou de manière désordonnée, par peur de gribouiller sur le marbre ? L'ambivalence qui pourrait exister chez certains personnages apparait ainsi fade voire vulgarisée. Par exemple, les surveillants ou personnels de sécurité ont parfois le droit de dire 3 mots ("ouais ils sont sympas" / "j'étais sûr qu'il se réinsérerait lui !) et la fois d'après sont filmés tous de noirs vêtus, en ligne, armés et l'oeil méfiant devant les échaufadages des détenus ("JB, zoom sur eux, s'agirait de rappeler qu'à tout moment ça dérape comme les Brav-M sur une manif' étudiante").
Sous couvert de s'inscrire dans la réalité, l'artiste ne pousse jamais le bouchon très loin dans l'exploitation des émotions pourtant bien ancrées : l'axe familial est abordé, puis se limite à 3 phrases chevrotantes d'une mère de détenu, l'axe de la rencontre amoureuse d'une ancienne camarade de primaire est engagé, et se solde par un facecam de 30 secondes entre JR et l'amante du détenu dont le ton badin affaiblit et contraste avec la singularité de la rencontre ("et là bah j'me suis co sur Tinder et omg like, c'était sa tête donc j'ai swipe à droite you know et j'ai dit go on se rencontre?"). En conclusion, le pouvoir de l'art et son impact sur l'avenir des détenus parait fortement dilué et le fait de l'invoquer et l'auto-proclamer n'en fait pas une réalité ici pour autant.
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- "JR, comment on finit le film là ?"
- "Mmmh, je sais pas, j'y retourne pour la 1ère fois depuis le Covid et ... OH WAIT vas y ZOOM bien sur la flaque de sang séché découverte par hasard dans la cour là pour bien rappeler que ça reste une prison ULTRA-VIOLENTE, j'ai pas peur moi, je risque ma vie mais je suis un artiste !"
- "Ok mais pour le développement personnel des détenus ?"
- "Bon JB, tu me fais un dernier zoom sur mes collages dans le Times là que l'un des détenus montre à la caméra, tu me fais un texte comme quoi je suis resté pote avec tout le monde et que je continue avec le quartier de sécurité 3 comme ça on voit bien mon engagement permanent d'artiste dans une prison ULTRA-VIOLENTE ok ? là y a de l'émotion finale"
- "Ok JR, mais je suppose que parfois la fiction permet d'illustrer plusieurs facettes du milieu carcéral qui ne sont pas forcément tout-
- "Mais qu'est-ce que tu me chantes là ? Me dit pas que tu préfères la fiction à la réalité sur un sujet aussi social ?? C'est pas "Les Evadés" ici hein, d'façon personne y croit aux mecs en prison qui récitent des versets de la Bible ou qui écoutent de la musique classique, moi je filme la REALITE JB ok ? Personne ne peut critiquer, puisque je filme des scènes réelles en prison et moi en train d'y greffer mon projet d'artiste, c'est forcément touchant tu trouves pas ? Bon ok, la prochaine fois, je vais réunir des condamnés et leurs victimes dans un groupe de parole où tout le monde parle de son ressenti sur la justice oh c'est bon ça y a de l'émotion gratos à la clé et le thème est inattaquable !"
- "Mais JR, je crois que ç'a déjà été fait ..."
- "NO WAY! Pas grave, j'avais prévu de les faire jouer au Cluedo, comme ça les condamnés pourront se mettre à la place des enquêteurs et comprendre la douleur des victimes qui chercheront aussi le coupable, l'intersection justice restauratrice/art me dispense de creuser leur personnalité, c'est parfait JB don't you think ?"