Les habitués des forums cinéma le savent : il est de bon ton de tailler des shorts Waikiki à Christopher Nolan, en lui reprochant (notamment, autant qu'injustement) une hype populaire qu'il n'a pas choisie et à laquelle il ne peut pas grande chose, là où des Tarantino, des Wes Anderson ou des Guillermo del Toro (entre tellement d'autres) jouissent d'une hype égale mais s'en tirent à bon compte ("parce que c'est du cinéma d'auteur, eux", arguera-t-on, sur le ton docte de qui s'y connaît-et-pas-toi).
C'est plutôt une cible facile, notez, le père Nolan, avec son melon de quarante kilo, son humanité en sourdine, ses puzzles narratifs "en autiste", son déni d'émotion et son goût pour les imbroglios en tous genre. On se planterait à moins.
Parce qu'il se plante, c'est vrai, toujours - au moins un peu (et j'imagine que quand on creuse, il en va de même pour tout créateur, tous médias confondus). On ne peut pas écrire Memento, Inception ou Tenet (qui forment, finalement, une seule et même trilogie de coeur) et livrer une copie parfaite de bout en bout. Trop barré, trop tordu, trop ambitieux. Moins un film qu'un exercice de style. Mais hé ? Vaut-il mieux se contenter du peu dont on se sait capable, ou se placer la barre trop haut et donner tout ce qu'on a, même si c'est peine perdue ?
Or quand il s'agit de donner tout ce qu'il a, c'est qu'il ne fait pas les choses à moitié, le père Nolan : après un Interstellar et un Dunkerque par trop policés, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'avec Tenet, il ne ménage pas ses efforts, ni sur le fond, ni sur la forme, multipliant des morceaux de bravoure d'une maestria confinant à l'absurde, au foutoir - voire au grotesque -, mais forçant le respect par leur jusqu'au-boutisme délirant. Et si ça, ce n'est pas déjà une forme de cinéma d'auteur, je ne m'y connais pas (ceci étant, je ne m'y connais pas, la preuve, j'ai mis 9 à un film de Nolan, la honte).
Alors non, Tenet n'est pas plus intelligent que la moyenne des films du bonhomme, ni révolutionnaire non plus - mais il est beaucoup, beaucoup plus cinglé. Et si la première partie se révèle poussive dans sa façon de découper son vrai-faux film d'espionnage en succession d'ellipses désincarnées, la seconde en sonne le glas autant qu'elle en apporte la rédemption.
On haïra Tenet, sans doute, pour l'effort d'attention qu'il demande, auquel notre génération smartphone n'est plus disposée depuis qu'on lui a vendu la fibre, et qu'elle envisagera comme un crime de lèse-majesté. On raillera sa prétention réelle, mais sidérante, comme si les likes qu'on essaie de gratter dans notre intimité à coups de selphies fatigués et de streaming en toc étaient plus dignes d'éloges - ou même les grands airs d'esthètes que nous nous donnons, tous, sur Sens Critique. On le décrètera insensé pour ne pas avoir à admettre qu'il nous faudrait un deuxième visionnage.
Mais on ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir essayé, de ne pas avoir une vision et de ne pas avoir su la défendre bec et ongles à l'heure du Marvelisme triomphant et de la Michaelbayisation du film grand public.
Rappelez-vous quand même au passage que vous vous apprêtez à vous extasier devant le remake de Matrix, dont l'original n'était déjà pas folichon en matière de hype, de prétention et d'intelligence Leaderprice.
Finalement, que peut-on vraiment reprocher à Nolan, alors ?
De donner dans la fameuse "masturbation intellectuelle" qu'on aime à ressortir à tout bout de champ dès lors qu'une œuvre demande de faire un peu marcher sa tête, parce que ça fait genre irrévérencieux ("j'ai écrit masturbation sur internet t'as vu trololol") ? De s'écouter filmer ? De péter plus haut que la concurrence ?
Peut-être. Et puis quoi ?
Est-ce que c'est si rare, vraiment, dans le domaine de la création artistique ?
D'autant qu'on peut renverser les perspectives, aussi, comme notre protagoniste renverse le cours du temps : peut-être que la faute de Nolan, au fond, ce n'est pas de chercher à perdre son public, mais de lui faire confiance. De croire, très sincèrement, qu'il ne se perdra pas, qu'il est capable de suivre, de faire l'effort, de se connecter avec son imaginaire. Non pas de l'envisager avec de la hauteur, perché au sommet de son piédestal, mais de le considérer de facto comme son égal ?
Et si Nolan se contentait de faire des films pour l'idée qu'il se fait de nous ?
Si c'est le cas, et ça n'engage que moi, j'aime la façon dont il me considère et je le remercie de voir en moi plus qu'une cible marketing à brosser dans le sens du poil.
Il a peut-être une façon maladroite (si ce n'est fourbe) de le faire, mais il m'estime, ça crève les yeux. Aussi la politesse me commande-t-elle d'en faire autant.