Comment j'ai failli me faire prendre au piège...

… Et d’autant plus que j’étais la cible parfaite : communiste complexé à la recherche sempiternelle de justifications, j’avais là le prétexte parfait, je veux dire un cas où il n’y a définitivement pas à tourner autour du pot, où l’on voit bel et bien qui sont les monstres ignobles et gerbant, monstrueux au point de revendiquer leur monstruosité et d’en jouir outrancièrement. J’aurais partagé ce documentaire, assorti d’un commentaire bien acerbe pour exorciser mes scrupules. J’eusse vraiment aimé mettre le nez des anti-communistes dans leur caca en leur disant qu’ils sont les complices objectifs de ce genre de monstre.


Oui mais voilà : il y a une sorte de “twist” à la fin du film, qui révèle à quel point, en réalité, il est profondément vicié : à la fin, donc, l’un des anciens tortionnaires, “personnage principal” du film (et ce terme met déjà sur la piste de ce qui ne va pas), semble pris de remords, comme rattrapé par ses démons, et ce, de manière spectaculaire (il est pris de nausée, de vomissements). Après tout pourquoi pas, même si évidemment, rien, dans tout ce que l’on a vu précédemment, ne rend crédible une seule seconde ce revirement.


Sauf que…


Sauf que l’on se souvient de moments où la caméra s’attardait sur ce “personnage” ; régulièrement, elle captait son regard, cernait son visage, scrutait ses traits. On pouvait alors confondre cela avec une fascination voyeuriste ; c'eût été critiquable, mais plus ou moins acceptable (je veux dire que c’est une personnalité extrême, il n’y a pas vraiment de bonne manière de la filmer). Seulement, en regard de la scène finale, ce que, en réalité, ces “reaction shot” faisaient, c’était de construire un personnage. Ces plans étaient là pour préparer le "twist", pour fonder la crise finale, comme Shyamalan prépare et amène tout au long du 6ème sens son twist à lui. Le documentariste, donc, sortait de son rôle d’observateur pour endosser celui de metteur en scène.


J’ai bien conscience de toutes les questions que cela ouvre, et notamment la première objection qui vient, que tout documentaire est forcément mis en scène, qu’il n’y a jamais eu d’observation “pure”, le choix de l’image étant déjà une mise en scène, et le montage achevant d’instaurer la présence de l’auteur.


Oui mais, précisément : l’auteur, par la prise de vue et le montage, s’il n’a pas le choix de son effacement, a cependant celui de son rôle. Quel rôle veut-il jouer au travers de son dispositif, sous quel angle veut-il aborder son sujet, comment veut-il montrer les gens qu’il filme, que veut-il dégager d’eux, etc. ?


Le rôle de metteur en scène en est un parmi d’autres (en schématisant, Chris Marker, par exemple, prend celui d’introspecteur proustien ; Alain Resnais celui de panoptique un peu bavard ; Raymond Depardon celui d’inquisiteur qui ne s’assume pas ; etc.) ; le rôle de metteur en scène, donc, n’est pas mauvais a priori ; sauf dans ce cas-ci.


Pourquoi pas entretenir une fascination morbide envers ce criminel de masse ? Alors la caméra, effectivement, le scrute, l’observe, tente de percer une psyché retorse, perverse, capable des pires atrocités. Et la fascination culmine en son dernier acte, qui aurait dû, au minimum, laisser le spectateur infiniment perplexe : ce gars est-il vraiment sérieux ? A qui va-t-il faire croire qu’il se repent ? Même s’il s’en est lui-même persuadé, la chose est alors suprêmement loin d’être réglée : à quoi jouait-il, du coup, tout du long ? Pourquoi tant d’implication, tant de jubilation à recréer les scènes réelles de ses souvenirs sanglants ?


Mais en amenant cette scène, comme un metteur en scène amène une scène, en la préparant par un certain nombre de procédés : 1) le film fait de cet individu un personnage ; c’est alors un facteur de déréalisation : ce criminel tend dangereusement vers l’immatérialité et l’irréalité d’un Toni Montana ou d’un Travis Bickle ; cette personne réelle tend à devenir un personnage de fiction, car la logique de son évolution suit celle d’un récit, d’un récit narré, d’un récit fictionnel. 2) Ce faisant, le film, en fait, prend pour argent comptant cette évolution ; cela, je crois que Joshua Oppenheimer ne s’en est même pas rendu compte ; je pense bien que cette histoire l’a laissé plus que sceptique. Mais le fait même de mettre en scène cette rédemption a pour présupposé d’adopter le point de vue de ce personnage. Ou tout du moins de lui conférer une crédibilité au moins narrative, une crédibilité suffisante pour qu'elle supporte une narration. Ce qui rend obsolète les effets de distanciation, puisque le mal est déjà fait ; on ne se distancie à la rigueur que de l'objet narratif, pas de la légitimité de cet objet en tant qu'objet narratif.

Bref, il n’y a absolument rien qui va. Déréalisation d’une ordure qui n’en demandait pas tant ; adoption de son point de vue ; et, au final, dépolitisation : on ne parle plus du communisme / de l’anti-communisme, mais d’un banal psychopathe à l’esprit tordu.


Je n’abandonne pas mon projet de mettre le nez dans leur caca aux anti-communistes, ils sont bel et bien les complices objectifs de ces monstres ; mais on va s'y prendre autrement.

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le 4 déc. 2022

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