Derrière les lentilles sales de ses jumelles, sous fond sonore grisonnant - à mi-chemin entre sacralité et parodie -, le Riddler contemple de haut sa prochaine proie. Le couple bourgeois au fils unique n'est pas sans rappeler la structure familiale du héros masqué, et la scène renvoie forcément au meurtre de ses parents, lieu commun par excellence de son univers. Par cette confusion des enjeux et des regards, Matt Reeves révèle habilement les intentions de son adaptation de Batman, qu'il veut singulière, nouvelle et échappant aux topoï du genre. Le contexte est doublement vicieux, d'une part puisque les standards actuels du cinéma super-héroïque font honneur à la machine de production Marvel, et d'autre part car la chauve-souris est une des rares figures des comic books américains ayant réussi à passer à travers les mailles du filet de l'art capitaliste au fil de ses adaptations respectives. Avec plus ou moins de succès, Burton, Nolan et Snyder ont imposé leur vision de Batman sans jamais se répéter et en modelant même l'imaginaire l'entourant. Tantôt horrifique, puis naturaliste avant de prendre le chemin de la violence démesurée, les nombreuses interprétations passées paraissent presque exhaustives.


Comment Matt Reeves peut-il ainsi parvenir à illuminer Gotham de sa lumière sans redite ? En la déplaçant pour mettre en valeur des récits oubliés, des esthétiques boudées et des sensations jamais vraiment explorées. Le renouveau de Batman passe par une fausse nouveauté, émergeant des BD de Frank Miller et des pollars de David Fincher ; intelligemment mêlée à l'amour suintant que le cinéaste américain porte aux références qu'il utilise, constituant le socle d'un univers cinématographique paradoxalement unique.


De ces racines surgit une Gotham horriblement sale, aux souterrains dégoulinant de pègre contrastant avec son Times Square suspicieusement blanc et moderne. Une cohabitation fortifiée par la fascination du film pour la verticalité, de la chute ratée de Batman aux gigantesques piliers de métal faisant office de barreaux dans une périphérie urbaine envahie par la pluie. Au milieu de tout ça, la Tour Wayne n'a jamais paru si surplombante, alors qu'on ne l'aperçoit qu'à l'occasion d'un plan qui en fait un portrait vulnérable et imparfait. La capacité de The Batman à façonner une ville à l'image de sa propre hiérarchie, et de penser les relations entre mafia et élite à travers elle, parait être la plus grande réussite du long-métrage.


Mais c'est bien dans une perspective plus large que le film se transcende, puisque la quasi totalité de son world-building est pensée conjointement. Au sein de la ville-monstre précédemment évoquée, le Bruce Wayne/Batman de Robert Pattinson refuse la double vie et se complait dans le rôle du justicier, car plonger dans les tréfonds de Gotham lui est aussi addictif que pour le spectateur. La rage du personnage va alors de pair avec les allers-retours incessant entre haute société et pègre profonde : à mesure que l'on creuse dans l'intimité pesante de la ville, Batman se perd au sein d'une société qui n'est pas si binaire qu'elle n'en a l'air, et peine donc à trouver sa place. Le récit n'est alors qu'un prétexte à la quête d'identité de son protagoniste, adroitement contextualisé par l'arrière-plan urbain et la justesse de Pattinson dans ses deux rôles.


On reconnaitra ainsi à The Batman sa capacité à concevoir son objet comme un ensemble indissociable, dont l'intérêt réside dans les relations que les personnages entretiennent avec un système qui les consument et dont ils abusent. Les figures de Batman et du Riddler entretiennent une relation malsaine abordée sous l'angle d'une proximité que Bruce Wayne réfute et que le personnage de Paul Dano embrasse quitte à brûler ses ailes. Les obsessions des protagonistes s'enchevêtrent et donnent aussi lieu à des interactions plaisantes entre Batman et Jim Gordon, tout en laissant de côté un arc narratif centré autour de Catwoman paraissant presque malvenu. Si le personnage de Zoë Kravitz n'est pas raté en soi, il ne se fond pas vraiment dans un décor qui sied bien aux autres rôles.


Le film se heurte alors au défi de proposer trois heures parfaitement cohérentes. S'il ne semble pas trop long au visionnage, certains passages sortent du lot, trop éloignés des (hauts) standards mis en place autour d'eux, et finalement dispensables au sein d'un récit initiatique si bien conçu par ailleurs. The Batman n'en demeure pas moins un blockbuster atypique, souvent fascinant, frôlant même parfois la rage mythologique. La montée en puissance de Matt Reeves se confirme alors que la décennie pourrait bien avoir besoin d'une offre de cinéma super-héroïque singulière et intelligente.

Meyga
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le 9 mars 2022

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