The Brutalist
7.1
The Brutalist

Film de Brady Corbet (2024)

L'ombre des inhumanités plane dans les architectures zénithales (et l'ombre de Tadao Ando)

1947. László Tóth (Adrien Brody), The Brutalist, son épouse Ersébet (Felicity Jones) et leur nièce Zsófia (Raffey Cassidy), ont survécu aux camps de Buchenwald et de Dachau. László Toth a pu rejoindre l’Amérique, terre promise. Son épouse et leur nièce restent bloquées en Europe de l’Est, d’où la famille est originaire. En Pennsylvanie, après maintes péripéties et trahisons, László Tóth est engagé par un mécène américain, Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), attaché à sa mère mourante dont il semble dépendant fusionnel, pour construire un palais communautaire hors norme : bibliothèque, gymnasium et chapelle pour les Chrétiens. L’ensemble, érigé à la gloire de cette mère omnipotente, dominera le territoire.


1952. Entracte. On reprend notre souffle. On est impatients. Frustrés d’avoir dû quitter nos protagonistes et de ce retour à une réalité ordinaire.


1953. László Tóth, Ersébet et Zsófia sont enfin réunis. La famille demeure dans une annexe de la propriété du bienfaiteur mégalomane qui trouve bientôt un emploi à Ersébet, que la guerre et ses conséquences ont rendue handicapée. Leur nièce Zsófia, mutique, devient féroce observatrice du pouvoir de domination illimité de ces américains tout-puissants, racistes, méprisants et brutaux. C’est lors d’une visite dans les carrières de marbre de Carrare, l’un des matériaux choisis par l’architecte juif-hongrois, que ces destins vont basculer.


Ce film, on l’a lu, vu et entendu, est "monumental" et je crains qu’après avoir vu The Brutalist, le cinéma nous paraisse fade. Gigantesque chef-d’œuvre à voir et à revoir autant que possible pour l’habile construction du scénario et du montage, superposant fiction et incursions contextuelles: la modernisation industrielle de l'Amérique, la création de l'État souverain d'Israël, la drogue dure pour soulager bien des maux d'après-guerre et les conséquences désastreuses liées à l'addiction. J’ai bien cru qu’il s’agissait d’une histoire vraie, tant le destin du protagoniste est historique. Adrien Brody, magistral, incarne cet architecte humble et traumatisé à jamais, qui s’engouffre dans une sorte de transe pour survivre et parachever le projet démesuré qui lui est confié, malgré de nouvelles et effroyables violations. Il y cède tout : cœur, âme, corps, esprit, argent, dignité, santé et famille. Il hypothèque sa vie pour cette édification brutaliste. De ce courant architectural alliant modernité et originel, j’en connaissais les réalisations contemporaines mêlées aux espaces naturels du japonais Tadao Ando : béton lisse, ouvertures qui laissent filtrer la lumière selon la position du soleil dans le ciel et lois de la nature dans l'art. Minimaliste, austère, lumineux et bavard. Chaque édifice dit beaucoup, reliant passé et présent. En l’occurrence, le monument imaginé par László Tóth devient une œuvre testamentaire grandiose.


Adrien Brody a-t-il accepté le rôle de sa vie ? Sans doute. Si ce László Tóth n’a jamais existé dans la vraie vie, c’était jusqu’à aujourd’hui. À travers lui, on y comprend de manière explicite le lot de tous ces immigrés qui ont tenté et tentent encore de reconstruire leur vie après les guerres, les génocides, après la Shoah, après la spoliation, les tortures et les massacres. Qui ont cru en la France des Lumières et au Rêve Américain. Ceux qui y parviennent ont toujours le triomphe entâché d’obscurité et de vindicte. 


Ersébet Tóth est une femme aux nobles valeurs et au caractère positif, loyal et féministe. Elle et son mari sont les deux faces d’une même médaille. La nièce campe un personnage implacable et allégorique : elle est la quintessence de la quête identitaire du brutaliste (elle-même quintessence du beau) et sa légatrice artistique, celle qui révèle la présence du passé. Quant au commanditaire narcissique, ses enfants et son aréopage soumis comme de braves chiots, les jeux d’acteurs sont prodigieux de férocité masquée. 


Les détails caractériels et architecturaux égrenés, les résolutions exprimées dès les premières images qu'on oublie vite avant de reboucler à la fin, la typo géométrique des génériques, les images floues ou à l’envers, à toute vitesse et cacophoniques, et la musique assonante rajoutent une crispation sophistiquée à l’atmosphère délétère. 


Dans ce thriller l’ombre des inhumanités plane dans les ciels, les soleils, les prairies, les fleuves, les mémoires et architectures zénithales.


Quant on s'aperçoit que Tóth est l'anagramme de Thot, dieu à tête d'ibis et de babouin, scribe et sage, qui a le pouvoir de ressusciter l'initié dès lors que celui-ci rassemble toutes les connaissances à transmettre et partager, au temps des temples à l'architecture mystérieuse, on y lit un merveilleux message transcendantal. Le mot de la fin revient à Hérodote: "J'en sais plus long sur le détail de ces représentations mais gardons le silence sur ce sujet."

Isabelle-K
10
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le 17 févr. 2025

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Isabelle K

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