Pour décortiquer le pouvoir, il suffit parfois d'asseoir un homme qui l'exerce et l'écouter en parler. Inutile de sombrer dans le verbiage abscons et les circonvolutions sans queue ni tête.
"Oubliez le mythe que les médias ont créé autour de la Maison-Blanche, la vérité c'est qu'on y trouve pas que des lumières"
Errol Morris a bien retenu la leçon professée dans Les Hommes du président de Alan J. Pakula. Par conséquent, il invite l'ancien secrétaire à la défense Robert McNamara à livrer son ressenti et ses réflexions sur les 7 années où il fut en poste. Sept années décisives pour l'Amérique, qui va voir son président assassiné, l'escalade guerrière au Vietnam et bon nombre de ses illusions dispersées aux quatre vents.
Le documentaire composé de l'interview fleuve de McNamara, entrecoupée d'images d'archives de l'aube des années 40 au crépuscule des sixties, se structure autour de 11 préceptes. Autant de chapitres qui vont ponctuer les grandes étapes dans sa vie, pour en appuyer les confidences ou les contredire.
L'ancien stratège revient sur ses années de whiz kid dans l'armée de l'air, ses années dans l'industrie automobile Ford, jusqu'à sa prise de fonction sous Kennedy au département de la défense.
Méthodiquement, le retraité de la vie politique s'échine à pointer les dilemmes moraux auxquels il s'est retrouvé confronté, sur l'usage de la bombe H dans le Pacifique au contexte explosif pendant l'invasion de la baie des Cochons ou de la crise des missiles de Cuba. L'occasion de dresser un portrait édifiant sur le personnel en place à ce moment (général Lemay, par exemple), de partager certaines anecdotes déstabilisantes (notamment une sur Fidel Castro). Puis nous arrivons à la bascule de l'année 63 (le meurtre du président Kennedy) et la guerre du Vietnam...
Les mots choisis sont prudents, mesurés. L'homme sait qu'il reste une figure hautement controversée encore aujourd'hui. Le documentaire ne tente en aucune façon de le charger excessivement. Ce qui peut prêter le flanc à une certaine confusion, mais l'honnêteté de la démarche permet de mesurer les conséquences qu'ont eu ces années sur McNamara. Il en ressort une impression d'amertume. Parfois même d'empathie à l'égard d'un esprit aussi éclairé qui s'est laissé plongé dans d'obscures manœuvres pour que l'appareil politique "garde la face". La lucidité dont fait preuve l'ancien conseiller s'accompagne d'une raideur parfois glaciale, notamment sur des évènements aussi scandaleux que l'Incident du Golfe du Tonkin ou l'utilisation de défoliant (l'agent orange) en temps de guerre. Jusqu'à lâcher comme une bombe son aveu d'ignorance ayant permis les ravages dans le sud-est Asiatique ("ce malentendu" (!)), lors du passage consacré à la rencontre avec le ministre des affaires étrangères au Vietnam. Le scientifique, cet homme de calcul et de pragmatisme, incapable de saisir la réalité d'une Guerre Civile alors que son pays en était passé par là un siècle plus tôt ? À l'inverse, l'homme optera pour une tactique conduite avec des œillères, dictée par l'hystérie anti-communiste et l'hérésie nationaliste. Pour le résultat que l'on sait...
Oui, même les plus éclairés ne sont pas l'abri des ombres écrasantes de l'orgueil criminel et des vils intérêts. À son niveau, McNamara a participé à la dégradation du corps politique alors qu'il avait toutes les cartes en main pour lui redonner du lustre. À son corps défendant. S'il y a bien une douzième leçon à rajouter à ce portrait, ce serait "Pour préparer l'avenir, regardez d'abord le passé".