Beaucoup reprochent ici à Wes Anderson le film de trop, une maquette dans laquelle il se perd, trop passionné par l’idée de créer son petit monde pour se rendre compte qu’il l’a vidé de toute substance et de toute émotion.
Ce n’est pas mon cas et je suis heureux de dire que Wes Anderson ne m’a pas encore saoulé. Il avait franchi un cap avec Moonrise Kingdom, c’est clair, mais n’étions-nous pas curieux de voir dans quelle direction il se dirigeait ? Je crois que ce film est la réponse.
Après avoir donc poussé les potards de son style le plus loin possible, un univers apprêté et peuplé de personnages aussi polis que pince-sans-rire, voilà qu’il décide de s’attaquer jusqu’à la structure même de son film (en allant en tout cas plus loin que Isle of Dogs). Je dirais pas que ça en fait une œuvre radicale, mais généreuse, ça c’est sûr. Ce film est donc un magazine et ses différents chapitres sont les rubriques et les articles.
Fétichiste ? Sûrement, et c’est sans compter qu’en plus de ça, il casse encore la narration au sein de ces chapitres par divers moyens, recourant à une conférence, une adaptation théâtrale, une reproduction animée… Wes Anderson, enfin mort étouffé par son style ?
Pas si sûr. Ça a du sens pour moi. Déjà parce que je le vois là aller au bout d’une logique esthétique, celle du film comme objet qu’on peut tenir et dont on peut savourer les vignettes et illustrations soigneusement arrangées (c’est fétichiste, oui), mais surtout parce que, pour moi, l’émotion est bien là.
Elle est même soudaine, brutale et brute. Je soupçonne Wes Anderson d’être curieux de savoir ce qu’il advient de son petit monde noué d’un ruban si un accroc en émerge soudainement. Une larme qu’on n’a pas vu naître depuis un plan large, un sanglot qu’on n’a pas vu venir dans une adresse polie.
Ces raccords soudain sur un visage en larme, je m’en souviens dès Fantastique Maître Renard et cette irruption du réel dans un monde parfait, je m’en souviens dans l’exécution de Ralph Fiennes par les fascistes de The Grand Budapest Hotel.
C’est un film qui parle de faire de sa passion une vocation, de sa vocation un métier et de son métier une inspiration qui saura peut-être, avant que tout se brise, rendre ses couleurs au monde. C’est un film qui parle des frustres qui viennent tuer les romantiques. C’est un film sur les déracinés et sur l’intolérance, celle dont parle un avatar de James Baldwin lorsqu’il dit que son crime a été l’amour.
C’est le film d’un artiste qui parle de lui-même et qui ne se refuse rien, et partager cette complaisance ne s’invente pas. Le film est inégal, ressemble d’ailleurs à peine à un film. Je comprends donc qu’on puisse lever les yeux au ciel. Moi, ils sont encore rivés sur ce qu’il fait, quoi que ce soit devenu.