Grosse adhésion au film pour moi, et il rejoint facilement The Dark Knight et Batman, le défi au rang de mes interprétations favorites du héros. Je pense que pour ça, je peux remercier sa longue production, qui se sent vraiment à l'image et qui lui permet d’obtenir un poids et une ampleur très respectable pour un divertissement super-héroïque.


Au niveau de l’approche, on se trouve ici à mi-chemin entre la volonté toujours plus grande de Nolan d’enraciner son héros dans la réalité et une iconisation et un sens de l’action plus proches d’un esprit comic-book. On retrouve notamment les couleurs chaudes que Nolan avait troquées contre la palette bleue/grise de Heat après Batman Begins (et même contre le gris plat de The Dark Knight Rises).


Ce retour de la couleur fantaisiste chez Batman (aussi abandonnée en faveur du gris/noir/boue de Snyder) donne une Gotham aux nuits visuellement très contrastées, entre l’architecture gothique qu’ils sont allés chercher à Glasgow et les infrastructures modernes qui déchirent l’obscurité de lumières brûlantes (un effet accentué par l'utilisation d'eau et de surfaces réfléchissantes, diffractant et reflétant la lumière sur de multiples strates du plan). Quelques plans d’ensemble révèlent le côté complètement pensé et artificiel de la ville, mais aussi une grande finesse du détail dans son design. Un sens du style, en somme.


La palette contrastée qui colore la ville permet à Batman d’à la fois surgir de l’obscurité dans le suspense et de se retrouver détaché du décor dans l’action, ce qui lui confère une aura puissante, surtout au détour de plusieurs plans qui, par cette question de savoir dans quel décor on le place, se hissent immédiatement au rang des plus iconiques en ce qui concerne le héros au cinéma.


Cet équilibre visuel entre une obscurité pseudo-réaliste et un sens un peu plus fantaisiste des couleurs trouve un équivalent dans l’action, qui figure une vivacité et une énergie qu’on a finalement peu vu chez Batman (le fameux immobilisme de Burton et Nolan). Sauf chez Snyder, où ça se transformait en set-pieces à rallonge et renforcées par des effets en toc, pour être finalement neutralisées par leur côté over-the-top. Ici, dans le corps-à-corps, on voit de nouveau Batman bouger, et même faire du kung-fu et toutes ces conneries, mais en même temps le faire dans un cadre où des lois physiques pèsent (sans non plus être exactes) et lors d'une durée brève et intense (au bout d’un moment, il doit même se shooter pour continuer à jouer les ninjas). Nom de dieu, Matt Reeves va même jusqu’à le faire voler à travers Gotham, même si c’est pour qu’il s’esquinte la jambe au passage. Il mêle alors théâtralité et vulnérabilité en un même mouvement, solidifiant un personnage aussi haut en couleurs qu’engageant à l’écran.


Tout ça, au contraire de Nolan, ne relève pas de la question de savoir comment justifier réalistiquement des éléments propres au monde des comics. C’est hybrider les deux pans. C’est un espèce de réalisme-expressionnisme, qui se tient dans une ville aux espaces tactiles mais dont on a grossi les traits jusqu’à la transformer en monde étrange et extrême, et qui s'exprime dans une action qui se meut, qui même s’envole, tout en étant alourdie par le poids des coups.


C’est, je trouve, un excellent équilibre entre intensité et fantaisie, entre une reconnaissance intellectuelle et une connexion viscérale à l’univers. C’est voir Batman sauter des toits ou s’envoler avec sa Batmobile (filmée comme un monstre) à travers un mur de flammes, dans un Gotham véritablement figuré sans pour autant correspondre à ma réalité, et le faire sans l’aide de matos militaire ou technologique. C’est voir qu’ici, tout le monde, y compris les méchants, n’a pas troqué son costume contre un costume-cravate.


Ce n’est pas non plus figurer une violence ou une obscurité performative, déployée pour crédibiliser des fantasmes d’enfant. C’est un monde avec des humains qui pensent et parlent comme des humains, mais qui se tiennent dans des espaces stylisés et qui agissent avec un sens du spectacle. Le film n’est pas poseur, il est sincère et ne se fige pas dans une approche mythologique, déjà morte de son personnage.


Au contraire, il fait le choix d’une croisade certes déjà entamée mais encore jeune. Il y a donc des choses à interroger, et c’est le moteur de l’intrigue, irrémédiablement liée à Batman en tant que personnage. Car la question est justement de savoir ce qui l’anime, et si ces choses peuvent évoluer au fur et à mesure qu’il grandit dans le rôle.


Plus précisément, l’intrigue du film consiste à le faire revenir sur sa mission conçue comme la vengeance d’un idéal que la ville a trahi. Parce qu’il prend conscience que les choses sont plus troubles et que son combat ne saurait être décorrélé de la ville dans laquelle il le mène, le film voit Batman changer de statut en changeant de motivation. Entre les plans du début du film et ceux de la fin, Matt Reeves travaille ce passage du bras vengeur de la justice à celui de figure iconique pour la ville, à son service plutôt que contre elle. Ensemble, ils s'unissent dans la lutte contre un système qui les a tous les deux meurtris, plutôt que contre les petites frappes du métro, prenant alors un sens politique bienvenu et secouant un peu la torpeur mélancolique du début.


Bon, après, au niveau de Bruce Wayne, je ne sais justement pas à quel point la rock-star émo et recluse du début fonctionne totalement pour moi, et si le film n’a pas la main lourde de références quand il s’agit de communiquer ses idées. Après, c’est peut-être aussi parce que côté audio, ça abuse un peu dans les 20 premières minutes, entre l’utilisation de Nirvana et la narration lyrique (et la coupe de cheveux).


Cette voix-off qui, évidemment, est là pour renforcer le lien entre le film et une de ses références, le film noir. Batman comme détective qui enquête, ça, par contre, c’est autre chose que j’aime bien. Déjà, parce c’est une autre manière de structurer une énième itération de la franchise.


Mais aussi parce que cette intrigue qui utilise aussi le mental du héros comme rouage pour la faire progresser, et pas seulement une série d'attaques extérieures, permet davantage de faire figurer son esprit dans l’action. Et c’est de bon ton, car ça correspond à cette volonté de le challenger dans ses convictions et dans les motifs qui le font avancer. En en faisant une créature dont l’intellect est aussi mis à l’épreuve que le corps (un truc qu’abordait déjà The Dark Knight, mais plus marginalement et avec une fin totalement à l’opposé, le trouble des valeurs changeant l’un en héros et l’autre en ennemi), l’arc dramatique du personnage se retrouve donc motivé par le recours au film d’enquête.


C’est bien que Matt Reeves ne se perde donc pas complètement dans la construction de son univers, aussi réussi soit-il au final, et reste intéressé par le personnage de Batman, par ce qui le fait tiquer, parce ce qui peut le mettre au défi, par ce qu’il peut incarner, la rage ou l’espoir. Au contraire, toute la dimension stylisée des espaces dans lesquels il évolue, entre ombre et lumière (jolies images de Batman à l’aube), se trouve alors enracinée dans la psychologie du personnage et les raisons qui le poussent à agir.


Après, je ne dirais pas que l’antagoniste qui challenge tout ça soit totalement réussi. Je ne suis pas fan de son design et de sa mise en scène, alourdi par des références (le tueur du Zodiac, les conspirationnistes Internet, les terroristes et leur communication) qui, plutôt que l’iconiser en tant que personnage fantaisiste (au contraire de Batman), cherchent à le rendre tangible et terrifiant en faisant superficiellement appel à des éléments du monde réel.


Car, à l’exception de sa scène d’introduction au tout début et de son arrestation plus tard, Riddler n’est qu’un mec en cagoule qui se filme avec son portable. Et une fois qu’il sort de l’écran, Paul Dano tombe alors dans le piège de l’énième tentative de refaire ce que Heath Ledger a déjà fait (en beaucoup mieux).


Ce jeu maniéré, chargé de tics, de ricanements et de chantonnements, déjà employé par Jesse Eisenberg et Jared Leto, je me demande si un acteur saura un jour s’en passer pour interpréter un méchant cérébral et calculateur. Est-ce qu’il est encore possible d’envisager un méchant à la fois mémorable et tridimensionnel, plutôt qu’une façade de bizarreries lancées par un acteur en roue libre ? Je suis sûr qu’il aurait été possible de figurer un Riddler à la fois calme et intense, dont la menace aurait été exprimée par autre chose que l’apparente imprévisibilité des choix d’acteur.


Autrement, j’adhère à 100 % au reste du casting, d’un Pattison crédible dans le côté morose du personnage sur lequel le film s’appuie beaucoup à une Catwoman dynamique, construite à rebours de la performance de Pattison par Zoé Kravitz, en passant par un Colin Farrell dont le maquillage et la performance sont un autre exemple du réalisme grotesque qui caractérise le film.


Pour le reste, j’ai déjà dit tout le bien que je pensais des scènes d’action, avec toute l’intensité que leur confère la mise en scène de Matt Reeves, notamment à l’aide de caméras embarquées qui aident à les rendre plus viscérales en nous plongeant au cœur des moments les plus dynamiques (le crash du Pingouin, le vol de Batman), ou au contraire de plans larges qui nous laissent le temps et l’espace d’observer la chorégraphie se jouer, tout en exploitant le clair-obscur des décors, à travers l’utilisation de silhouettes. Le must pour moi reste la course-poursuite au milieu du film, où il emprunte le principe simple de Police Fédérale Los Angeles et utilise une palette noire/orange hyper-contrastée (pour une action aussi claire qu’infernale) afin de composer une séquence musclée, qui dure et s’intensifie juste ce qu’il faut.


Moins expansive mais tout aussi explosive, la scène du jeu des questions montre qu’en apportant la même intensité à des scènes dont l’enjeu est davantage psychologique que physique, Matt Reeves peut générer de l’action à différents niveaux et donc varier les plaisirs de son film, qui équilibre joliment enquête et action.


Enfin, big up à la musique, équilibre rare trouvé entre la tendance “pulsative” actuelle et quelque chose de plus classiquement orchestral. Le mémorable thème principal, associé à Batman et qui revient sous différentes formes, est représentatif d’un film à la fois collé à son personnage, à son iconisation et à son évolution, en le diffusant de façon de plus en plus douce au fur et à mesure du film (c'est pas une utilisation abusive, c'est un leitmotiv, c'est pas parce qu'on y a moins recours aujourd'hui qu'il faut descendre un film qui l'emploi).


Donc voilà, pour moi le personnage se retrouve revitalisé au cinéma, et malgré les nombreuses apparitions (soit fatiguées, soit décalées) qu’il a faites ces dernières années, il en avait bien besoin. Hâte de la suite.

ClémentLepape
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le 5 mars 2022

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