C’est paradoxal de dire que Wes Anderon est un cinéaste sous-estimé. Il est encensé au dernier degré, siège sur un trône de prix et de récompenses. Mais justement – souvent, ces récompenses semblent être plus une reconnaissance de son travail formel qu’autre chose, une accolade un peu cynique de la bourgeoisie hollywoodienne à l’un de ses représentants les plus emblématiques. Qu’est-ce qu’on retient de Wes Anderson, finalement, au-delà des apparences, de cette esthétique pastel parodiée à grand coups de sketches de SNL ? Dans un genre assez différent (et avec un plafond de qualité autrement plus haut), il me rappelle pas mal Jean-Pierre Jeunet, un autre réalisateur dit « du look » dont les ambitions sont trop souvent ignorées, ramenées au cliché, à la lapalissade de critique de cinéma.
Donc, oui, Wes Anderson est un cinéaste sous-estimé. Non seulement parce que son œuvre a une cohérence intellectuelle extraordinaire, mais aussi (et surtout) parce qu’elle est en constante évolution. Pour quelqu’un qui fait des films qui, esthétiquement, sont aussi faciles à rapprocher les uns des autres, il n’a jamais vraiment labouré le même terrain deux fois – il pousse sa recherche de la mélancolie, à chaque métrage, dans de nouvelles directions. Car c’est bien ce qu’est Anderson : le meilleur artisan contemporain de la mélancolie. S’ils sont empreints d’une légèreté comique, cette légèreté n’existe que dans la perspective de son inévitable annihilation. La beauté du Grand Budapest Hotel sera balayée par la vague du fascisme. La plage où les deux amants de Moonrise Kingdom (son plus beau film – le plus beau film des années 2010, peut-être, même) se sont aimés finira noyée sous les flots, alors qu’ils contemplent l’abysse qu’est l’âge adulte. Il fait du cinéma comme on construit des châteaux de sable sur une plage à marée haute : de courts instants d’innocence enfantine que le temps doit nécessairement avaler.
The French Dispatch n’est pas le meilleur film d’Anderson – mais c’est, encore une fois, une évolution et un renouvellement fascinant de ses obsessions émotionnelles. Un renouvellement d’autant plus encourageant après L’Ile aux Chiens, son plus mauvais film, qui pour la première fois donnait simplement l’impression de retracer de vieux sillons (avec, en plus, un orientalisme des plus discutables suppurant de chaque image). Après une paire de chef-d ’œuvres (Moonrise Kingdom et The Grand Budapest Hotel), il fallait peut-être justement qu’il se concentre moins sur les grands mouvements de l’histoire, et davantage sur la fine structure de son cinéma, sur ses éléments microscopiques.
Un des tics structurels les plus intéressants de Wes Anderson, justement, c’est cette façon qu’il a de considérer le cinéma comme étant à la confluence de plusieurs arts – la façon dont il utilise l’animation, les séquences musicales, une narration extrêmement théâtrale, a toujours ajouté une texture à ses films. Un pas décisif a été franchi à ce niveau avec The Grand Budapest Hotel, où l’influence de l’art sur la réalité devient une préoccupation centrale du scénario : c’est l’histoire d’une vie, décomposée et recomposée par l’art, qu’on nous présente à travers plusieurs niveaux de réalité et de fiction. Une vie racontée oralement, puis mise par écrit, puis lue et relue, transformée et sublimée par la littérature. The French Dispatch va encore plus loin – en plus d’être une explosion transmédiatique, c’est aussi un magnifique film sur l’art.
On a pu lui reprocher de n’être qu’un collage de petites histoires sans grande envergure si ce n’est pour leur ton fantasque – à tort. Il y a une continuité évidente : le film raconte le genèse de quatre œuvres d’art. Une revue ; une peinture ; un manifeste politique ; et un dîner gastronomique. Quatre œuvres hantées par la fin, par la violence, par la destruction. C’est le dernier numéro de la revue, dont le fondateur vient de décéder. Le peintre est mort, et sa muse l’a quitté sans que jamais ils se revoient. L’auteur du manifeste périra dans un accident bête quelques jours après l’avoir rédigé. Et le chef qui a concocté le dîner cuisine à cause d’une mélancolie profonde causée par son statut d’immigrant.
Il y a un systématisme dans la démarche, qui peut éventuellement gêner. On sait, au bout d’un certain nombre de films d’Anderson vus, comment les choses vont procéder : on commence sur quelque chose de pétillant et créatif, avant de complètement retourner les choses et de tourner dans la noirceur. Mais ça fonctionne : d’autant plus vu l’honnêteté du film, qui joue carte sur tables, rend les mécanismes au cœur du cinéma d’Anderson visibles voire évidents à travers la force de la répétition. Une honnêteté qui est complexifiée par la richesse du film, par la façon dont il refuse de considérer l’œuvre d’art à travers un seul point de vue – tout est multiple, toutes les créations sont liées dans une vaste toile d’émotions partagées. La peinture donne lieu à une conférence (menée par une Tilda Swinton qui surjoue délicieusement en vendeuse d’art complètement bourrée). L’histoire du manifeste est retranscrite dans une pièce de théâtre écrite par le personnage de Frances McDormand, et on assiste à des parties de cette représentation. Et le dîner est raconté lors d’une interview télévisée avec un auteur à succès. Toutes les histoires, étant, bien sûr, intradiégétiquement intégrées dans la revue qui sert de châsse au récit. Mais les choses vont encore plus loin (en plus des passages en animation, que j’ai à peine mentionnés, mais qui participent bien sûr de tout ça), avec l’intrusion du monde réel et de l’histoire cinématographique. Presque tout dans The French Dispatch, en plus de nourrir de nouvelles fictions, est déjà l’écho d’un processus artistique qui s’est accompli dans la réalité. Les trois journalistes qui nous sont montrés sont tous des échos de vrais reporters au New Yorker : en particulier, le personnage de Jeffrey Wright est une représentation fictionnelle du célèbre écrivain afro-américain James Baldwin. On voit dans le fim aussi bien un commissaire flanqué de son petit garçon qui font directement de l’œil au Quai des Orfèvres de Clouzot, qu’un café nommé le Masculin/Féminin …
Ce qui reste, derrière cet uppercut (indigeste, pourraient dire certains) de références, de connections, c’est une illustration magnifiquement honnête et poétique du processus créatif. Il y a une foi (presque naïve, ce qu’on voit particulièrement dans le segment central, où la révolution politique est davantage vu comme un espèce de marotte artistique d’enfants grognons) chez Anderson dans la puissance de la création, dans la richesse d’un monde qui n’en finira jamais vraiment d’être ré-enchanté par l’art, quand bien même les œuvres et les vies tombent et brûlent au fil du temps. La conviction que la mort et la tristesse peuvent être sublimées dans la joie d’un art qui, à défaut d’être éternel, porte dans un moment une inspiration extraordinaire … c’est une joie profonde, et pourtant fugace, abstraite, difficile à retranscrire au cinéma. Anderson y est arrivé. Il faudrait penser à lui dire merci.