En 2016, Square Enix relançait la franchise Hitman avec une nouvelle formule adaptée aux consoles next-gen de l’époque. Dans six niveaux situés aux quatre coins du monde, le joueur avait pour mission d’éliminer une ou plusieurs cibles faisant partie des hautes sphères de la société. Pour les atteindre, il devait se fondre dans la masse en endossant les uniformes des travailleurs du coin, que les puissants ne regardent même plus. Ainsi on pouvait voir l’agent 47, tueur mutique au regard glacial, se déguiser en cuisinier ou en laborantin avant de brutalement assassiner sa cible dans un climax jouissif. Le rapprochement avec The Killer est immédiat lorsque le héros se fait passer pour un éboueur afin de pénétrer dans un immeuble ultra-sécurisé : comme dans Hitman, il s’agit de longuement préparer un plan et d’appréhender un espace inconnu par une succession de petits puzzles. Et si tout foire au dernier moment, improviser dans l’urgence.
« C’est une chance de ne jamais croiser mon chemin. Sauf que la chance, ça n’existe pas. Pas plus que le karma ni, hélas, la justice. »
On peut facilement comprendre l’accueil tiède réservé au nouveau film de David Fincher tant le cinéaste exploite des ressorts éculés. Avec sa voix off caverneuse mélangeant philosophie de comptoir et descriptions d’assassinats, le protagoniste peut donner l’impression d’avoir été créé de toutes pièces pour séduire un public masculin adolescent en mal de virilité. Pourtant, il suffit d’observer Michael Fassbender s’acharner à manger une banane avec un air ténébreux pour comprendre que cet archétype est convoqué avec beaucoup de second degré. Il en va de même lorsqu’on le voit dégainer une râpe à fromage en plein combat ou s’empêcher de rire à une blague graveleuse : Fincher se moque de son stoïcisme à toute épreuve, sans tomber dans le travers de dédramatiser son intrigue.
Mais aussi oubliable que ce protagoniste puisse paraître, sa désincarnation est une des plus grandes forces du film. Le personnage est réduit à sa seule fonction : il n’a pas de nom, ce n’est qu’un exécutant parmi tant d’autres dans une société ubérisée à outrance. Si l’intrigue nous dévoile quelques bribes de son passé, on peine à croire qu’un homme aussi détaché du monde puisse entretenir une relation amoureuse, se complaire dans le luxe ou avoir une telle collection de chemises à fleurs et de chapeaux. Comme dans un jeu vidéo, on accepte cette toile de fond sans y croire véritablement. Ce tueur n’est qu’un avatar manipulé par la main invisible du metteur en scène, qui pourrait aussi bien être un joueur derrière sa console.
David Fincher joue-t-il aux jeux vidéos ? Ou est-il simplement logique que le plus moderne des cinéastes américains converge avec l’art de masse du 21ème siècle ? Vente d’armes dans un coffre de voiture ou ellipses en jumpcut façon Grand Theft Auto, combats de boss interminables au corps-à-corps, plans rappelant les third person shooters… Cette succession de petites mécaniques et d’effets de mise en scène rappelle l’aspect tentaculaire d’un gameplay moderne, qui contraste avec le réalisme des environnements et l’omniprésence de marques réelles à l’écran. Comme dans un monde ouvert de jeu vidéo, le spectateur se retrouve dans un entre-deux étrange, une simulation imparfaite qui nous met face à la vacuité de l’existence. De l’immersion à la dissociation, il n’y a qu’un pas.
The Killer est un film qui compose avec le vide. Son nihilisme ne réside pas dans les tirades caricaturales de son héros, mais dans sa façon de tirer une jouissance d’un monde en perte de sens, soumis aux grandes puissances financières. Michael Fassbender devient alors ce corps désincarné et anonyme, qui suit mécaniquement un imaginaire de rêve américain insipide. Sans en être une adaptation directe, The Killer transpose la poésie du jeu vidéo moderne à la perfection.
Auteur : Corentin Brunie
Site d'origine : Contrastes