Un très beau film qui a le malheur de se perdre avec un rythme bâtard, déséquilibrant une seconde partie un peu molle, alors que le cinéaste y trouvait ironiquement toute la force de son récit. Heureusement, dans le genre dystopique, The Lobster est tout de même très réussi, et lève le rideau sur un univers à peu près autant anxiogène que les campagnes ravagées d'un Children of Men. On pensera volontiers à Kafka, l'aliénation en moins, en découvrant ce monde d'amour calibré, mais le meilleur honneur que l'on pourra lui faire est de l'inscrire dans la filiation des précédentes productions du dramaturge Yórgos Lánthimos (Kinetta et Canine en tête).
The Lobster possède une portée moins universelle que les précédentes réalisations du cinéaste, et pourtant, quand le long-métrage frappe sa cible, il ne ménage pas ses coups. Sa grande intelligence, à mon sens, est de réduire la question de l'amour en société à un simple dualité entre couples et célibataires. Absolument dénuée de toute nuance, la vision de deux factions radicalement opposées (les couples s'imposant comme autorité souveraine face à des célibataires hors-la-loi et fugitifs) aurait de quoi faire sourire observée de loin, et pourtant difficile parfois de ne pas y voir un parallèle inquiétant avec nos pressions sociétales bien réelles exercées à l'encontre du célibat (et plus souvent que jamais causées par les célibataires eux-mêmes, à leur propre insu). Ce qui pourrait passer comme le dédain jaloux d'un misanthrope à l'encontre de la faction dominante est en fait astucieusement réajusté en milieu de métrage, alors que le protagoniste (Colin Farrell, impérial) change de camp. L'occasion de découvrir les solitaires, comme ils aiment se faire appeler (logique), et qui bien loin des gentils Rebelles combattant l'Empire, exercent (ô surprise) une appréhension toute réciproque des couples, au points d'imposer à leurs combattants une discipline spartiate et d'organiser des raids afin de convertir l'ennemi à sa cause. L'amour comme un champ de bataille ; c'est d'ailleurs l'occasion de vous conseiller l'excellente série Man Seeking Woman de Simon Rich, diffusée en début d'année, et qui partage mine de rien beaucoup de thématiques communes avec The Lobster, quand bien même traitées de manière plus loufoques et humoristiques.
Au milieu de ce joyeux bordel digne du mythe d'Hélène surnagent beaucoup de (très) bonnes idées, quand bien même souvent salement cyniques ; on pensera notamment aux âmes sœurs se devant de partager un signe distinctif commun avant de pouvoir s'accoupler, un concept très bien intégré à la diégèse du film et qui insuffle à cette fin une saveur toute particulière. Le mieux reste encore d'aller se déplacer en salles afin de se faire une idée : que l'on soit pour ou contre le propos de fond tenu par Yórgos Lánthimos, impossible de renier la réussite formelle qu'est cette première partie de métrage, où l'univers s'emboîte progressivement et avec une facilité déconcertante. Presque trop facilement en fait, puisque passé le plaisir initial de la découverte, on sent le cinéaste se démener pour tenter de donner sens à son récit. Un grief exacerbé par la tonalité très dramatique du film, parfois trop, avec sa cinématographie et ses compositions sonores trop chargées pour son propre bien. Quitte à nous emmener sur une version excessive de notre société, on aurait apprécié que les quelques touches de légèreté ne proviennent pas que des personnages (tous brillamment interprétés, du reste) et de leur écriture.
Malgré tout, The Lobster reste hautement recommandable, même si l'on comprendra aisément qu'il puisse diviser les foules (effet bœuf à la sortie de la séance). Si je voulais être malicieux, je vous dirais bien d'y emmener un rencard, mais pour la paix des ménages, et pour le propre bien de ce film, le mieux reste encore d'en profiter en solo, histoire de braver les statistiques.