Étrange mais droit dans ses bottes, The Lobster se pose comme un récit dystopique jusqu'au-boutiste dans l'absurde de son cadre, à ceci près que cette connotation tient davantage du loufoque cohérent que du non-sens insaisissable : une bonne façon de résumer la démarche de Yórgos Lánthimos, dont la double casquette réalisation/scénar' n'aura en rien entaché (bien au contraire) l'application d'une patte franchement originale.
Si nous serions de prime abord tentés de prendre avec légèreté les péripéties de David, une approche corrélée à son souhait "homardesque", il s'avère que rien n'est gratuit : sans se départager d'un ton relativement évasif quant aux contours de son univers atypique, The Lobster en dresse avec parcimonie les principaux ressorts, doublés d'une identité visuelle s'imposant rapidement à la rétine.
Ne voyant rien de surprenant à ce qu'une dystopie érige des normes échappant à notre logique, il est finalement aisé d'en accepter sa diégèse : les tenants et aboutissants de cette société, alors suspendue aux velléités placides mais glaçantes de son modèle de pensée majoritaire, détonnent donc d'une bien belle manière. Et quand bien même le procédé serait simpliste pris dans son ensemble, l'opposition des Solitaires étoffe son illustration des extrêmes : car là où cette supposée échappatoire incarnait pour un temps un renouveau possible, The Lobster pousse sa réflexion jusqu'au point de non-retour, le cadre déjà étouffant du récit se muant en un inflexible carcan.
Pris entre deux étaux broyant toute variation de ton, le devenir de David et sa dulcinée s'attache donc doublement notre sympathie ; pourtant, il n'est pas toujours aisé de se plier aux allures saugrenues d'une mise en scène décidément lunaire, dont la minutie et le peu d'empressement concourent à l'instauration d'une ambiance pesante… et donc diablement efficiente. Le décor de l'Hôtel n'est d'ailleurs pas sans rappeler le travail de Wes Anderson, la symétrie maladive en moins et une recrudescence de teintes pluvieuses démarquant l'identité de The Lobster : et comme à l'image des autres tableaux composant son univers grinçant, cette imagerie remarquable contribue fort bien à ses prétentions atmosphériques (belle photographie de Thimios Bakatakis).
Sous couvert d'un rythme traînant la patte, le film de Lánthimos n'en est que plus percutant lors de séquences brillantes, alternant décalages quasi comiques et éléments perturbateurs riches en tension (mais sans remous) ; il subsiste également de bonnes idées en termes de narration et personnages, le récit se dotant de figures toutes extravagantes à leur manière : on songe notamment à ce fameux cœur de pierre à la cruauté impassible, ou encore aux stratagèmes désespérés d'un John le Boiteux désireux de se conformer à tout prix, sans oublier la position intrigante de la Chef des Solitaires.
Pour le reste, The Lobster peut s'enorgueillir d'exposer des prestations toutes plus convaincantes les unes que les autres (même Léa Seydoux trouve ici chaussure à son pied), avec en tête de file un Colin Farrell se rappelant à notre bon souvenir : pour sa première production d'une telle ampleur, Lánthimos aura donc su s'entourer pour le mieux.
Truffé de partis-pris accroissant son statut d'œuvre singulière, The Lobster n'a pas pour vocation de convaincre tout un chacun, son ambition pouvant se résumer à la mise en exergue de tout l'absurde lié à des monopoles de pensée : jusqu'au-boutiste à l'extrême, l'expérience offre de surcroît un paradoxe des plus intéressants, le spectateur se voyant tiraillé entre cette dimension nébuleuse du récit et son caractère intraitable… toute la question étant de savoir si, comme moi, son atmosphère fantastique (sous bien des coutures) saura vous charmer.