Des exercices cinématographiques comme ça il n’y en a pas souvent, et ça c’est peu de le dire.
Faire un film en deux parties, deux séances, deux tickets, non seulement ça nécessite d’avoir de l’audace, du talent mais aussi et surtout des moyens.
Il fallait bien toute l’aura d’un Martin Scorsese à la production pour permettre d’imposer ça : un film à la fois intimiste dans la forme mais en même temps disposant des moyens d’un grand pour ce qui est de sa diffusion…
…En tout cas pour moi c’était acté, il fallait que je vois ce The souvenir de Joanna Hogg, partie I comme partie II, surtout au regard de la manière dont le projet se présentait.


Car plus qu’un film et sa suite, The Souvenir est surtout pensé pour être une juxtaposition de deux temps pouvant être tous deux appréhendés séparément. C’était d’ailleurs comme ça que la bande-annonce présentait la chose et avait attisé grandement ma curiosité.
Le sort a d’ailleurs voulu que j’aille voir cette partie II en compagnie d’une personne qui n’avait pas vu la première partie (contrairement à moi), ce qui rajoutait de l’excitation à l’affaire.
Pourtant, au sortir de la séance, je me suis étonné de constater qu’au final ni elle ni moi ne nous sommes sentis l’envie de parler de la partie I. Et l’air de rien c’est pour moi l’un des premiers gros points fort de ce film : il se tient à lui tout seul.


Pourtant au départ j’avoue que j’étais un peu surpris, voire un peu déçu.
Au regard de ce qui avait été annoncé par la bande-annonce (du moins de ce dont je m’en rappelais), je pensais vraiment que la seconde partie de ce The Souvenir allait être davantage en rupture avec la précédente ; qu’on allait retrouver Julie avec davantage de détachement sur son passé, en train de faire son film. Mieux encore, j’avais espéré que la partie soit carrément le film réalisé par Julie et rien d’autre…
…Mais il n’en fut rien.


On reprend Julie dans la foulée de la partie I.
L’effet peut-être d’ailleurs légèrement déstabilisant pour qui aurait décidé d’aborder cette partie II de manière autonome. On sent bien qu’on ressort de quelque-chose de tout frais, qu'on joue en permanence sur des sous-entendus et des non-dits ce qui incite forcément à se demander si on a loupé quelque-chose.
Malgré tout l’effet se dissipe très vite tant le scénario a cette habilité à se projeter davantage vers l’avenir plutôt que de s’attarder sur le passé.
Car il va bien être question pour Julie de faire un film à partir de ce qu’elle a vécu dans cette partie ; mais un film dont elle va vite découvrir qu’elle ne connait pas vraiment le sujet traité quand bien même s'agit-il de ce qu'elle a vécu… Et ça c’est clairement la deuxième force de ce film : c'est qu'il nous montre très rapidement que celui qui croit savoir ne sait en fait rien.


A construire son film (et avec lui son film dans le film) comme une sorte de vrai-faux texte à trous, Joanna Hogg parvient à faire en sorte que celles et ceux qui ont vu ou non la partie I se retrouvent presque à pied d’égalité, car on comprend très vite que l’essentiel est ailleurs. L’essentiel est en-dehors du seul vécu du personnage de Julie…
…Et de là – paradoxalement – Hogg parvient à reprendre la thématique qu’elle avait commencé à développer dans son premier volet : le fait que vécu et réalité diffèrent ; que le vécu est parfois factice et artificiel – comme le personnage d’Anthony pouvait l’être – quand le cinéma au contraire peut soudainement devenir un révélateur de réalité…
Il suffit d’ailleurs dans ce film que des acteurs interrogent Julie sur les consignes qu’elle leur donne pour que soudain cette réalité surgisse. Quand bien même a-t-elle été spectatrice et actrice de son sujet que cela ne lui permet pas pour autant d’être une réalisatrice claire dans ses consignes et ses démarches.


Car être réalisatrice c’est devoir dire ce qui a été vrai, ce qui a été signifiant, pour que soudain surgisse le réel…
…Seulement voilà, la réalité telle qu’elle est perçue n’a parfois pas de sens. La réalité est parfois hermétique… Des pièces peuvent manquer. L’absurde peut ne pas être accepté…
Dès lors que filmer ? Ce ressenti qui ne parlera à personne sinon à la seule personne concernée ?
…La réalité des faits, mais au risque de passer à côté de ce qui a fait que cette expérience a été puissante, douloureuse, révélatrice ?
En fait Julie doit apprendre à construire, explorer, dialoguer.
Dès lors réaliser un film sur sa relation avec Anthony c’est pour Julie apprendre à comprendre et découvrir ce qu’a été vraiment cette relation...
...Et à l’inverse apprendre à comprendre sa relation avec Anthony passe par le fait d'apprendre à réaliser son film.


En cela je trouve vraiment perspicace la démarche de Joanna Hogg, aussi bien dans la partition de son œuvre que dans le traitement seul de cette seconde partie car, ainsi faisant, elle pose l’acte créatif non pas comme de la simple narration d’un fait ou d’une expérience, mais plutôt comme un cheminement, une construction, appelant dès lors à une série de révélations.
…Et l’exercice est d’autant plus rendu possible qu’on sent que l’autrice est dotée de cet élément qui est indispensable à ce genre de démarche : le recul.

Car le personnage de Julie n’est pas épargné, il est malmené, il est questionné…
Mais surtout il est rendu accessible parce qu’il a été construit
…Or c’est justement le propre même du souvenir que d’être une (re)construction.


D’ailleurs cette idée de reconstruction a posteriori, c’est celle qui finit par s’imposer progressivement dans le film, et cela particulièrement au travers de la forme adoptée par l’œuvre, celle-ci opérant notamment un habile jeu de miroir avec ce qu’était la partie I.
Dans la partie I, la mise-en-scène se plaisait régulièrement à faire se percuter un style très naturaliste à des moments beaucoup plus élaborés et cadrés afin de souligner le caractère fictionnel qu’Anthony donnait à voir à Julie. Or dans cette partie II, Joanna Hogg s’amuse plutôt à confondre les trames de récit, entre ce qui relève du réel de Julie, de son film, et de son fantasme…


Je trouve à ce sujet que ce qu’a fait Joanna Hogg au moment de la projection du film de Julie est particulièrement habile. Au lieu de nous montrer le film tel quel, elle nous montre ce que le personnage perçoit de son propre film, c’est-à-dire une représentation très allégorisée beaucoup plus conforme à ses sentiments.
En procédant ainsi, Hogg nous maintient dans le ressenti de Julie. On reste captif de ses propres perceptions. On reste dans le personnage et dans l’exploration de son vécu.
D’une certaine manière Hogg semble rajouter un troisième niveau de lecture – un troisième degré – à son histoire. Il y a eu la vie de Julie avec Anthony, puis le regard de Julie sur cette relation quelques années plus tard, puis le regard de Joanna sur à la fois cette histoire et à la fois ce film qui fut en définitive aussi le sien.
De cela l’autrice ne peut qu’en tirer de la profondeur et de la richesse dont nous, les spectateurs, sommes forcément les premiers bénéficiaires.



Néanmoins, c’est peut-être aussi là que cette partie II pourrait trouver toute sa potentielle limite ; dans le fait d’avoir affiché aussi ostensiblement le caractère construit du récit.
C'est d’ailleurs ce qui est ressorti en premier de ma conversation d’après-séance.
Pour moi qui avait vu la partie I, ce jeu consistant à troubler régulièrement les mondes du ressenti et du réel, du naturalisme et du reconstruit, était clairement un élément que j’avais su trouver pertinent et percutant dans cette partie II tant il répondait avec habilité à ce qu’avait été mon expérience de la partie I…
…Par contre, pour celle qui m’avait accompagné lors de cette seule partie II, ce petit jeu fut justement ce qui la fit parfois quelque-peu sortir du film.
Sentir le contrôle de l’autrice ; sentir la reconstruction a posteriori ; avoir l’impression qu’au milieu du film était posée-là, en permanence, une « kalachnikov de Tchekov » (pour reprendre ses mots), c’était un brin perturbant…
…Même si pour autant l’expérience ne lui a globalement pas déplu.


D’ailleurs de mon côté j’avoue aussi avoir connu mes hauts et mes bas face à ce petit jeu de yoyo.
Parfois je le reconnais – et surtout sur la fin – que j’ai eu l’impression que Joanna Hogg n’avait pas su exploiter au mieux ce recul qu’elle portait sur elle-même via le personnage de Julie.
Et si le plan final rattrape en partie cette impression de conclusion presque idyllique, il n’en reste pas moins que je l’ai aussi perçu comme un petit subterfuge malicieux mais un peu creux.


Parce que oui, j’en conviens, c’est malin que de conclure ce film sur un happy ending dont on nous montre finalement qu’elle n’est qu’une scène de plus dans le monde factice de Joanna Hogg, soit. Mais ça ne retire rien à cet aspect plutôt lisse et plat qu’apporte cette fin heureuse au parcours de Julie.
Alors certes, loin de moi l’envie de grogner face au fait que Joanna Hogg ait pu avoir une vie heureuse après cette histoire et qu’elle décide de le traduire à l’écran par souci de véracité…
…Néanmoins, dramaturgiquement parlant, je trouve que ce genre de fin fait perdre de l’élan au propos général du film. A rester sur l’idée d’une femme encore en parcours et en questionnement plutôt que sur une femme pleinement accomplie comme c’est le cas ici, on aurait entretenu l’idée d’une perpétuelle construction de l’autrice comme de la femme qui, à mon sens, aurait été plus conforme à l’idée générale de l’œuvre…



C’est ce qui fait que, l’air de rien, ce Souvenir est parvenu, presque malgré lui, à me laisser une fois de plus à m’interroger sur la même question qu’il avait posé depuis le départ : le rapport entre le vécu et le cinéma ; entre le réel et le fictionnel.
…Pour le coup est-ce qu’une fin qui aurait davantage cherché à donné du sens au propos plutôt que de se conformer davantage au vécu de Joanna Hogg n’aurait pas été plus pertinent ?
Est-ce que dans ce cas précis, le vécu n’a-t-il pas été de trop par rapport aux besoins de la fiction ?
…Etonnamment, quand bien même les tréfonds de mon être cinéphilique aurait tendance à penser oui, qu’au final j’aurais tendance à dire que non.


Je dis « non » parce que je ne peux nier le fait que la grande force de ce The Souvenir – partie I comme partie II – a aussi tenu à cette capacité qu’a eu son autrice de faire sentir tout le caractère personnel et presque autobiographique de son œuvre.
Or j’ai beau ne pas être friand des œuvres nombrilistes que néanmoins j’apprécie toujours quand on parvient à mettre du vivant et du sensible dans un film ; surtout quand ce vivant et ce sensible sont rendus suffisamment accessibles par un effort de recul, de construction, d’universalité.
Car c’est aussi ça la force d’un souvenir.
Il est fort parce qu’il est propre à quelqu’un et parce qu’il porte toujours avec lui cette vibration singulière qui fait qu’il n’est pas que de l’information…
…Et qu’importe au fond si cette information ait été en partie reconstruite ou pas.
Car au fond le cinéma c’est aussi ça.
C’est un souvenir vibrant. C’est une réalité reconstruite.
C’est de la fiction vivante. Tout simplement…

lhomme-grenouille
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le 12 févr. 2022

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