En commençant ma critique, mon avis était assez tranché : ce film est bidon, l’histoire ne tient pas debout, ce n'est qu'un simple défilé d’images gratuites.

Mais voilà, la réflexion post-visionnage peut aussi ouvrir à d’autres lectures. Et je dois admettre que ce film n’est peut-être pas aussi inconsistant qu’il m’a semblé.

Si j’ai d’abord trouvé le film mauvais, c’est à cause d’une incohérence apparente du scénario. En effet, il est clairement établi à plusieurs reprises qu’il n’y a pas de continuité de conscience entre Elizabeth et Sue. En témoigne la surprise qu’elles éprouvent toutes les deux au réveil en découvrant les actions de l’autre. Or, s’il n’y a pas cette continuité, si Elizabeth n’est pas dans la tête et le corps de Sue, quel plaisir peut-elle en tirer, et pourquoi continuer l’expérience ? Ou bien je n’ai pas saisi quelque chose, ou bien ça n’a aucun sens.

A tête reposée, une autre lecture me semble possible. Admettons que le film soit plus subtil que ça, et qu’il veuille nous parler non pas d’identité de conscience, mais d’identité de corps. Don’t forget that you are one, répète en boucle la voix sinistre au téléphone. Si cette voix doit le rappeler en permanence, c’est bien parce que les deux femmes sont deux consciences séparées qui oublient leur appartenance commune à une même entité matérielle. En somme, le film intègre l’idée de cette séparation, et en fait même son propos central.

Pourquoi alors Elizabeth continue-t-elle l’expérience ? Je ferais l’hypothèse suivante : même si elle n’est pas dans son corps, ce corps a quelque chose d’elle. Ils sont unis d’une manière substantielle. Et l’image de Sue est en quelque sorte son image. Si les gens l’aiment et la trouvent désirable, une part de cet amour revient forcément à Elizabeth. Voilà ce qui la motive viscéralement : maintenir à tout prix la beauté de son corps, quitte même à renoncer à être à l’intérieur de ce corps. C’est comme si Caroline Fargeat voulait nous dire qu’à notre époque, l’image de notre corps compte plus que le corps vécu. La substance acte en quelque sorte cette dissociation. L’obsession d’Elizabeth n’est pas de se sentir jeune et désirable - corps vécu-, mais de l’être aux yeux du monde - image. Elle continue l’expérience parce qu’elle revit par procuration sa gloire passée à travers celle de Sue, à laquelle elle se sent physiquement liée.

Une scène pivot confirme cette hypothèse. Sue passe à la télévision et se moque d’Elizabeth et de son âge. Cette interview met Elizabeth en furie parce qu’elle entérine la rupture de la ressemblance. L’image éternisée veut se débarrasser de son modèle imparfait, tandis que le modèle, humilié par cette image qui ne lui ressemble plus, s’en remet à la haine et au désir de vengeance. Ce qui nous donne droit à une scène d’affrontement ultra-violente, un peu comme si le portrait de Dorian Gray s’était échappé de son cadre pour tomber sur la gueule de son modèle rajeuni. De ce point de vue, le choix d’un sous-genre comme le body horror est d’autant plus pertinent. Le gore à l’image reflète la violence du dégoût de soi et celle du regard social.

Qu’essaye de nous dire le film au fond ? Qu’une personne qui n’accepte pas de vieillir déclare de fait la guerre à son propre corps. Une scission se forme entre le corps vécu et le corps souhaité. Le film de Caroline Fargeat serait une transfiguration visuelle extrêmement forte de cette scission, avec en soubassement l’idée que, peu importe nos efforts pour résister à l’emprise de l’âge, le corps ne se plie jamais à nos désirs. Il y a une irréductibilité de la matière, finalement incarnée dans la monstruosité de la dernière créature. Vouloir entraver la vieillesse à tout prix, c’est nier en vain cette matérialité du corps et devoir en subir la résurgence monstrueuse. Comme Elizabeth l’apprend à ses dépens.

Le film est donc tout sauf creux. Mais s’il fait preuve d’une exigence conceptuelle intéressante, celle-ci n’est peut-être pas toujours bien mise en valeur, et passe souvent au second plan par rapport à la multiplication des effets visuels. Difficile de penser quand l’image nous agresse en permanence. Bien-sûr, c’est un choix esthétique fort qui ravira les amateurs de radicalisme, mais je pense malgré tout que la charge esthétique du film nuit parfois à la compréhension de son dispositif narratif.

J’ai bien conscience que c’est un argument assez léger, et ma réticence à crier au chef d'œuvre s’explique peut-être simplement par mon peu d’appétence pour le gore. En tout cas, c’est un film qui ne laissera personne indifférent.


sebvient
7
Écrit par

Créée

le 18 nov. 2024

Critique lue 20 fois

1 j'aime

sebvient

Écrit par

Critique lue 20 fois

1

D'autres avis sur The Substance

The Substance
Rolex53
9

Elle en pire

Elisabeth Sparkle (Demi Moore) ne fait plus rêver. Son corps se fissure un peu plus chaque jour sur Hollywood Boulevard. Une étoile sur le Walk of Fame qui ressemble désormais aux scènes fanées d'un...

le 10 oct. 2024

156 j'aime

8

The Substance
Sergent_Pepper
6

Substance (without subtext)

Idée maline que d’avoir sélectionné The Substance en compétition à Cannes : on ne pouvait rêver plus bel écrin pour ce film, écrit et réalisé pour l’impact qui aura sur les spectateurs, et la manière...

le 6 nov. 2024

99 j'aime

11

The Substance
Behind_the_Mask
3

Le voeu de la vieille

The Substance vient tristement confirmer qu'entre Coralie Fargeat et le masqué, ce ne sera jamais une grande histoire d'amour.Car il a retrouvé dans son nouveau film toutes les tares affectant son...

le 8 nov. 2024

67 j'aime

14

Du même critique

Anora
sebvient
9

Et ils vécurent malheureux...

Avec ce film, les intentions de Baker sont claires : écrire un conte de fée qui tourne au vinaigre. Il suffit d’entendre Anora se comparer à Cendrillon pour deviner que ça va mal finir. Et...

le 16 nov. 2024

1 j'aime