L’infini insondable de l’univers sied particulièrement bien à notre imaginaire, nos arts y réservant tout un pan d’exploration enfiévrée, qui sous couvert d’une créativité fertile continuera de donner naissance à des œuvres fondamentales (parfois, tout du moins).
Le septième art s’en nourrit ainsi sans rechigner, alimentant de la sorte toute une ribambelle de genres cinématographiques, parmi lesquels celui de l’horreur : nous pourrions ainsi nous référer à un bref mais incontournable marathon de l’épouvante situé entre 1979 et 1987, période durant laquelle trois dates clés enfantèrent des monuments de la SF frissonnante.
Leur point commun, outre un antagoniste extra-terrestre foncièrement dangereux ? Une gestion du cadre hors du commun : Alien faisait des couloirs exiguës et sombres du Nostromo le théâtre d’une ambiance oppressante ; Predator (bien qu’il tienne davantage de l’actioner brillant d’inventivité) plaçait son sujet dans un hors-champ propice au sentiment de suffocation, la jungle se posant comme un lieu des plus hostiles ; enfin, The Thing tirait parti de l’immensité de l’Antarctique, cette toile de fond d’une blancheur aveuglante complétant fort bien la nature de carcan de la station de recherches.
Mais, à la différence du xénomorphe se fondant dans la machinerie obscure du cargo spatial, ou encore de son rival de chasseur dont la panoplie de gadgets lui permettait de ne faire qu’un avec la forêt, la Chose de The Thing arbore une dimension insidieuse encore plus perverse : délaissant en ce sens l’environnement au profit de ses acteurs mêmes, cette entité sans visage propose une expérience plus malsaine qu’à l’accoutumée, celle-ci érodant à vitesse grand V la conscience communautaire de ses proies... sans coup férir (ou presque).
Basé sur la nouvelle Who Goes There de John W. Campbell, The Thing compte parmi les chefs d’œuvre du maître John Carpenter, figure majeure de l’épouvante. Comme sous-entendu plus haut, son sixième film aura amplement mérité ses lettres de noblesses, la patte sans fioritures du cinéaste transcendant le potentiel anxiogène de récit original : il convient toutefois de l’apprivoiser, le long-métrage méritant une prise de recul salvatrice (à l’écriture de ses lignes, je m’aperçois que je l’ai sous-noté).
Il subsiste en effet quelques détails un tant soit peu dérangeants, telle la course-poursuite en hélicoptère bancale (heureusement brève), l’apparente échappée du chenil (j’ai beau avoir visionné à plusieurs reprises cette scène, il semble évident que la Chose se taille) ou encore l’étrange mise à l’écart de Childs du trio restant (maladresse de montage, comme précédemment ?). De surcroît, la démarche sans artifices du Carpenter, subtilement rehaussée de la BO (en partie de) Ennio Morricone, place dans un premier temps le spectateur dans une curieuse position, comme si celui-ci ratait de peu un encart pleinement immersif.
Néanmoins, in fine, c’est la nature même de la menace qu’est The Thing qui lie le tout (avec brio) ; un temps circonspect à l’égard de cette longue séquence passive, puis perdu au gré des spéculations hasardeuses des personnages, le constat frappe sans crier gare : toute cette mise en scène aboutissant à une équipe fondant comme neige au soleil aura été d’une efficience diabolique, car là où l’Alien naissait avec fracas, la Chose est d’ores et déjà tapie sous des traits familiers, la frontière entre proche et étranger s’avérant ni plus ni moins invisible.
Certes, le long-métrage sait varier son approche de l’épouvante, quelques scènes brillants d’une horreur indicible (le chenil d’abord, « les bras m’en tombent » de Copper ou encore le « tête-à-tête » de Windows), mais son tour de force réside bien dans le placement du danger hors champs. Même si l’on pourrait alors regretter le survol de quelques ressorts (tel le devenir de Fuchs, outre la sous-exploitation de la coupure de courant), The Thing réalise donc la prouesse de mener aussi bien en bateau ses protagonistes que le spectateur, ce dernier s’accrochant désespérément (à tort peut-être) à leurs hypothèses.
Il en résulte ainsi une incertitude chronique, état de fait foutrement pernicieux, naturellement rattaché au statut inconnu de la Chose : s’agit-il d’une entité à part entière assimilant ces infortunés (#digestion), d’un virus les contaminants (#infection)... ou bien les deux à la fois ? MacReady et consorts tergiversant dans la précipitation, et le récit déroulant de manière implacable son fil rouge, le spectateur n’aura d’autre choix que de reprendre ces foutues interrogations, accroissant à n’en plus finir la réussite induite du film.
À certains égards, je tendrai à caractériser The Thing de film de SF pragmatique dans l’effroi, dans la mesure où l’action imposée aux personnages l’emporte sur l’ambiance : en effet, quand bien même l’on lui reconnait volontiers une atmosphère des plus efficaces (la façon dont Carpenter tire parti de la configuration des lieux tient du génie), il s’agit bien de la gestion des événements par les membres de la station qui dicte le divertissement.
La figure « pratique » qu’incarne l’iconique Kurt Russel est en ce sens un chef d’orchestre de premier ordre, MacReady mêlant soupçon de réflexion à des prises d’initiatives sans concession ; leurs retombées auront des finalités diverses (Clark peut en témoigner), si ce n’est le fait commun de servir un propos immanquable : la Chose ne corrompt pas seulement la chair, elle marque surtout de son empreinte démoniaque la confiance des uns en les autres, au point de brouiller de façon irréversible leur perception du réel (le spectateur n’y échappe pas bien entendu).
Pour toutes ces raisons, The Thing mérite donc amplement son statut de film culte, mais pas que : son étiquette de chef d’œuvre d’épouvante de SF tient de l’évidence au regard de sa gestion de l’antagonisme inconnu, celui-ci se démarquant de ses illustres compères au gré de ses capacités hétéroclites mystérieuses. Jusqu’au bout d’ailleurs, alors que MacReady et Childs statuent sur l’absurdité de leur méfiance réciproque, le long-métrage va maintenir un état de doute lancinant, laissant dans son sillage un spectateur incapable de résumer fidèlement ce à quoi il vient d’assister.
J’en oublierai presque de mentionner une empreinte graphique tout aussi remuante, mais aussi paradoxale tant le design grotesque des différentes manifestations de la Chose oscille entre ridicule (le temps aura fait son office) et originalité géniale (elle souligne fort bien la déliquescence du corps humain) ; toutefois, il convient également de relever un travail sur le rendu sonore incroyable, le film parvenant à causer un effroi indicible au travers de vrombissement épouvantable de la créature.
Conjugué aux performances parfaites d’une troupe de comédiens convaincants, The Thing fait donc figure de référence absolue en la matière, et l’on ne saurait que remercier Carpenter pour ce grand moment de cinéma.