"The Thing" est un film explicite.
La présence de la Créature est rapidement révélée, son apparition s'ensuit sans délai. Tout est manifeste, et c'est précisément là que réside la sensation de vertige : bien que tout soit exposé, la véritable nature de ce que nous voyons et des individus qui nous entourent demeure insaisissable.
La forme du film
John Carpenter est un cinéaste qui littéralement cadre son film. Les choses y sont précises et cela passe essentiellement par un travail sur le plan et sa composition.
"The Thing" est donc un film très cadré qui parle de l'ingérable.
Petite liste académique qui fait plaisir :
- Dès la première scène de la poursuite en hélico, pour permettre au spectateur de se repérer dans la neige et évaluer les distances, Carpenter utilise des éléments d'ancrage dans le décor (bidons bleus par exemple) pour ancrer les choses. Spielberg faisait la même chose avec les bouées dans "Jaws".
- De même, s'il reprend beaucoup de codes du Western, il y a une utilisation du gros plan intéressante. Ici, comme dans un westerne, si on voit les personnages en gros plan c'est qu'on va les jauger. Et Carpenter va plus loin puisque dans "The Thing" c'est carrément parce que l'on doute de leur identité. Le spectateur est donc amené à scruter l'image : les expression des visage, la texture de la peau et surtout l'humanité qui se cache derrière les regards.
- Car l'œil de The Thing n'est pas un œil, et ce point en est tellement troublant que Carpenter et Rob Bottin vont justement intégrer à plusieurs reprise des yeux de manière incongrue dans cette créature dont la forme est sans cesse mouvante. L'étrangeté vient précisément du désordre organique dans l'ordre de l'image.
On aura aussi une grammaire simple mais efficace qui va opposer la couleur rouge (la chaleur des flammes qui font à la fois fondre la neige et mourir la créature, la lumière domestiquée) au bleu de la nuit froide. Enfin, l'atmosphère ténébreuse et tragique du film est renforcée par l'utilisation (assez rare chez Carpenter) de nombreux fondus au noir qui semblent à chaque fois enterrer et éteindre les personnages.
Il y a dans le cinéma d'horreur, une idée reçue que la peur est sensée mieux fonctionner quand on ne montre pas la source même de la terreur. Le cinéma "gore" va d'ailleurs jouer davantage sur la mécanique de dégout que sur la peur elle-même.
Ce principe est d'autant plus fort quand on aborde une horreur dite "Lovecraftienne" qui consiste à évoquer des choses tellement étrangères à la normalité qu'elle ne peuvent être embrassées par l'œil et l'esprit. Ce serait l'"irreprésentable" au cinéma.
Carpenter et Shyamalan sont 2 cinéastes qui montrent l'inverse en s'attaquant à un défi prosaïque : Comment un spectateur devrait croire ce qu'il ne voit pas ?
Le cadre est un lieu de révélation : on y voit les choses, on y voit la créature et ses transformations.
Le hors champs quant à lui est un espace qui héberge ce qui est inaccessible : C'est là que se font quasiment toutes les contaminations.
Sans le hors champ, personne dans le film ne douterai de personne. C'est pour cela que la lutte des personnages de The Thing se fait de façon inverse à celle d'Halloween. Dans Halloween Laurie Strode se battait pour échapper à la mécanique du cadre portée par l'automate Michael Meyers. Ici nos héros ont besoin de faire corps dans le cadre et de lutter contre l'entropie qui désorganise et refroidi le monde.
L'informe de la chose
Cee cadre, la créature le déborde.
The Thing est l'inverse de Michael Myers (The Shape) : elle n'a pas de forme. Elle est même une anti-forme comme Prince des Ténèbres est un anti-dieu.
L'intelligence du film est de nous la montrer frontalement mais de la rendre insaisissable car sa forme est en perpétuel mouvement. Elle est le changement. On peut jouer à faire un arrêt sur image, même comme cela il est impossible d'identifier clairement quel appendice de son corps correspond à quelle fonction, quel est l'élément qui a changé par rapport à la fois précédente ou on l'a vu.
Cette chose est le changement lui-même. L'intranquillité sans repos qui vient harceler l'humain qui doit tenir sa position.
Concrètement, elle représente un danger pour nous, humains, cas ce qui nous guette c'est l'assimilation par contagion. De devenir autre. Une chose. La chose.
Un choix simple et pragmatique de John Carpenter, c'est que dans un film ou tout le monde doute de tout le monde, où c'est la perte d'identité qui menace, les personnages sont hyper bien caractérisés dès le départ. Reconnaissables physiquement et dans leurs agissements.
Quasi archétypes, on les étiquettes rapidement. Et ce trouble qui culmine dans la fameuse scène du test sanguin il est mis en évidence avec ce poster (avec la seule femme vraiment visible du film) à l'arrière-plan : "they arent labeled chum"
Cette forme, cette chose qui éclate le cadre et met au défi notre capacité à percevoir ce qui nous est montré, nos héros vont donc lutter comme dit plus haut en créent de l'ordre. Des règles. Formellement ça passe par ce motif du cercle.
"I want you all on m'y sight"
Le cercle permet de contenir ce qu'il y a au centre mais aussi de maintenir la cohésion du groupe humain en assurant la surveillance de tous par tous (panoptique).
Il faut encercler, circonscrire. Faire le tour de la soucoupe volante, entourer Fake-Bennings avant de le brûler... Le motif du cercle, tout comme le feu est rassurant.
Car The Thing c'est comme la neige, elle-même ni solide ni liquide, qui rend uniforme et indistinguable. Elle permet à la chose d'hiberner en attendant son heure comme lorsqu'elle imite incognito un corps humain stable en attendant de pouvoir agir.
La Vie
L'antarctique de The Thing est un Monde stérile. Les humains peuplent ces stations sont sans femme. Ils ne peuvent pas se reproduire.
C'est l'inverse l'alien se développe en se reproduisant à l'infini. Et il est précisément capable de reproduire les autres.
The Thing c'est le futur de la Vie
La créature n'est pas une créature de mort (les fantôme de "the Fog", les ombres de "Assault") mais a l'inverse un cancer, une prolifération de trop de vie. Ce qui s'oppose aux humains c'est pas un croque-mitaine, c'est la vitalité ultime, celle qui a dépassé l'idee même de la mort.
Dès le début l'alien est un fuyard dans sa forme de chien qui esquive les balles. Comme dans Starman finalement, il n'y a pas d'hostilité chez lui. Juste une forme de vie antédiluvienne qui en a traversé une infinité d'autres.
Mais, et ça c'est très Carpentérien, le simple fait qu'elle co-existe est une menace pour l'humanité. C'est la frontière franchie qui crée le danger.
Les héros du film sont des scientifiques. Ils ont donc une approche scientifique de leur problème : Pour combattre quelque chose, il faut le comprendre.
En cela, "the Thing" est un film médical : l'enjeu est de comprendre le vivant. Le mystère du "Etre".
En ayant une approche très frontale et graphique des choses, Carpenter déploie une vision matérialiste de l'existence. Son cinéma ne va pas jouer avec notre inconscient, tergiverser avec des impressions. Non il va s'adresser directement à nous. Sauf à se plaquer les mains sur les yeux, nous sommes obligés de voir la vérité (c'est un procédé que l'on retrouvera dans Cigarette Burns) et de nous poser des questions existentielles. Car cette créature, absolument inhumaine, est clairement douée de conscience. Elle fait un plan pour s'échapper, va même jusqu'à reconstruire une soucoupe pour quitter notre planète. Cette créature faite de pure vitalité, si elle a une conscience, suppose donc que cette dernière soit justement une propriété émergente de la complexification de la matière organique.
Cette approche matérialiste de l'existence provoque un vertige existentiel parfaitement adapté à un film d'horreur gore et un film de Body Snatchers : au-delà du doute sur l'identité de ceux qui nous entourent, qui sommes-nous vraiment ?
La contamination de nos organismes par l'Alien n'est pas instantanée. Elle assimile chaque cellule une par une.
Dans un monde d'inconstance et de changement, si chaque partie de mon corps est remplacée au fil du temps (ce qui est le cas en vrai avec le renouvellement cellulaire), à quel moment mon identité cesse-t-elle de persister ?
Car en fait ce qui fait peur dans "The Thing", ce n'est pas la mort donc mais bien la vie : un processus dynamique caractérisé par la capacité à changer, évoluer et répondre à l'environnement. L'inverse d'un fantasme d'adolescent qui imagine son héros cow-boy bien droit, figé le menton haut face à la menace du désordre.
Les Enfants
L'intrusion de l'Alien, perfection organique forgée par des milliards d'années d'évolution, c'est le retour au réel qui vient briser ces rêves d'enfants et ces imageries héroïques. L'anti-stoicisme.
Les Hommes de "The Thing" ne sont pas juste stériles parce qu'ils n'ont pas de femmes. Ils sont aussi stériles car ce sont des enfants. (y en a carrément un qui s'appelle Childs)
La première fois qu'on voit l'équipe, ils jouent tous : à la borne d'arcade, au billard, au flipper. Ca écoute du gros son et ça fait du patin à roulettes. Les jeux de société meublent les arrières plans des décors. Ces personnages sont dits scientifiques mais en vrai ce que l'on voit ce sont des gosses sans devoirs (ils ne travaillent pas, on ne sait absolument pas ce qu'ils ont comme mission scientifique ni ce qu'ils ont vraiment fait durant leur séjour à par la cuisine et boire des coups).
Pas de meuf. Pas de mère. Personne a qui rapporter le problème quand l'Alien se pointe.
Même leurs cordées ou les lignes de guidage à l'extérieur sont montrés comme des cordons ombilicaux.
En cela je trouve que "the Thing" a une vraie parenté avec "Alien" de Ridley Scott et son IA "Mother".
Il y a dans ces films un rapport à l'horreur organique. Une peur d'enfant pour la baise. Une peur de la chatte à sa mère (on peut penser aux ventres qui s'ouvrent dans une fente pleine de dents). Dans ces 2 films on a des gamins qui découvrent l'organique derrière les civilités, les sucs qui coulent sous nos peaux et le possible mélange avec le suc de l'autre. La neige brouille les frontières du territoire, tout comme l'impossibilité de figer le changement de l'organisme étranger brouille notre rapport au corps. "The Thing" est un film de type "Body Horror".
Il n'y est plus facile de délimiter les choses. De maintenir les frontières.
Les Adultes
Cette fin en forme d'apocalypse
Qu'annonce-t-elle sinon un monde sans enfants ?
"The Thing" est un film qui rend adulte.
On ne rit pas devant ce gore.
On regarde l'abîme et on ressort du film sonné. Davantage adulte.
Carpenter viole notre innocence par contamination (le même geste qu'il aura dans "Cigarette Burns", "The Fog" ou "They Live"). Quand on ressort de ses films nous sommes alertés et alertes.
En cela ses films nous transforment et c'est pour cela que j'entretiens avec ses films une certaine intimité. On se construit avec les films.
Nous aussi sommes changement.
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Filmo de John Carpenter :