En quelques plans introductifs, James Gray aura insufflé cet espace de vie suffisant afin de rendre The Yards plus aérien que son prédécesseur. L'écriture fulgurante de Little Odessa dévoilait les aptitudes littéraires du cinéaste tout comme son utilisation du zoom - certes discrète - palliant rétroactivement l'absence architecturale du plan neo-classique qui fera sa marque. Ce premier essai aride tient tout autant du Duel de Steven Spielberg qu'au Assaut de John Carpenter non pas dans son utilisation conceptuelle de l'espace et du mouvement mais dans sa fluidité/rapidité à poser les enjeux dans d'authentiques décors naturels sans profusion de personnages et avec un but affiché. Une pièce d'auteur greffée au sein du genre dans le sillon non avoué de Mean Streets en quelque sorte. Cette simplicité reine contribue à faire de Little Odessa une oeuvre à double tranchant dont l'un des deux fils de la lame découpent les chairs pendant que l'autre s'insinue dans la psyché. Le message est clair et concis, il faut frapper juste, fort et en plein coeur . Les velléités de The Yards sont toute autre car il demeure dans les entrailles de ce second métrage une empreinte musicale, une rage contenue, une sophistication d'ensemble permettant de franchir le palier du premier jet. Autant Odessa se livrait au présent, autant The Yards s'établit, en partie, dans le passé tout en instaurant scrupuleusement le principe de l'information émiettée par le dialogue. Il ne s'agit pas seulement de pay off qui serviront les enjeux futurs mais d'établir que les personnages de The Yards ont vécu un prequel constitué de données essentielles bien avant la matérialisation du film sur nos écrans. À peine dix minutes suffiront à divulguer des secrets d'alcôve touchant à l'éthique professionnelle, aux mœurs familiales jusqu'à la pathologie cachée d'un des membres piliers. Le tout autour d'un buffet donné en l'honneur du retour de *Leo Handler***(Mark Wahlberg)** après quatre années de prison purgées injustement.
Leo Handler personnage semi auto-biographique de James Gray et proche Avatar de Paul Graff*(Armageddon Time)* et Leonard Kraditor*(Two lovers)* fait fonction de "masque" de l'auteur à ce détail près: Les Handler ne sont pas juifs ashkénazes mais bien de confession Chrétienne comme en atteste la petite croix pendant au cou de *Val Handler***(Ellen Burstyn), mère de Leo. Même si le scénario ne précise pas avec exactitude l'orientation religieuse, on peut en déduire que la famille dans son entièreté est issue des Chrétiens orthodoxes dont la proximité avec les juifs d'Europe de l'Est constitue une partie des populations migrantes du début du XXème siècle.(cf The Immigrant) Les espaces ferroviaires attestent que l'action se déroule dans le quartier de Brighton Beach (fief du cinéaste). À tous ces lieux, ces provenances et ces origines connus se (re)construit l'univers semi-autobiographique du cinéaste. Ces motifs récurrents qui réapparaîtront constamment au cours de sa filmographie - l'image évanescente et fragile de la Mère ou encore le soutient des cousins lors du décès d'un proche - immortalisent la peinture familiale délimitée par ces modestes meublés aux cuisines archaïques et aux papiers peints jaunis par le temps. La famille **Gray vit à l'intérieur d'un foyer anachronique, un berceau convivial hors du temps et de l'espace. Une rusticité du décor qui clame haut et fort le contexte social dans lequel évolue les protagonistes. Tout comme les silhouettes éclairées en clair obscur (une face sombre l'autre dans la lumière) et signées par le Directeur de la photographie Harris Savidès , les intérieurs des appartements sont sculptés avec l'encre des ombres et l'ambre des lumières. La restitution des formes sur la toile de Cinéma s'évertue à reproduire celle de la palette chromatique des peintres et en l'occurence celle rattachée aux artistes Néerlandais, Rembrandt en tête. D'un lieu qui semble en partie ne plus appartenir à son temps réclame le modèle pictural d'un autre siècle. Savides et Gray ont puisé leurs atmosphères feutrées chez un autre artiste Georges de La Tour dont les techniques se rapprochent de la vague hollandaise. La séquence du retour de Leo Handler à son domicile reproduit les atmosphères sereines en respectant les trois couleurs complémentaires et jamais dissonantes. C'est une alliance de noirs, de jaunes et de nuances de brun avec pour patron le fameux tableau La Madeleine et la veilleuse qui donne la ligne artistique de l'ensemble de la séquence. La dominante ambrée dévoile la part de lumière restante de tous les convives présents alors que les teintes ébènes renforcent la part d'ombre qui existe en chacun d'eux. Le travail photographique illustre l'ambivalence de l'être humain mais restitue, sous ses couleurs chaudes, convivialité et douceur soit le calme avant la tempête.
The Yards n'appartient pas au film noir. Cette inexactitude assez fréquente dans les livres et sites dédiés au Septième Art entraînent le film dans une classification des genres qui n'est pas la sienne. Dans ce second métrage, tout est question de traçabilité artistique européenne. Films noirs et films de gangsters obéissent à une tradition et à un folklore américain reposant sur des codes cinématographiques singuliers ainsi que sur un contexte politique. On envisage pas Laura de Otto Preminger sans femme fatale et intrigue tarabiscotee tout comme on ne songe pas aux gangsters movies sans fracture sociale. Les racines de ces deux genres fondateurs n'irriguent en rien le film de Gray. Si certains historiens le classent à défaut dans le neo-noir, néologisme du vocabulaire cinématographique et fourre-tout tentaculaire comprenant corruption, enquête, séduction et urbanisation, The Yards reflète plus la génération moderne des auteurs rattachés au Nouvel Hollywood qu'au post-modernisme du XXI ème siècle. James Gray est bien trop jeune pour appartenir à ce courant initié dès l'année 1968. Pourtant, son cinéma en comporte tous les attributs à commencer par les acteurs ayant inaugurés la première moitié des seventies avec James Caan, Faye Dunaway et Ellen Burstyn. La filiation entre The Yards et Le Parrain n'est plus à établir de même que la proximité entre les Affranchis de Scorsese semble plus qu'évidente. La présence de James -Sonny Corleone- Caan dans le siège du patron de la Electric Rail Corporation, Frank Olchin implique forcément le retour fantasmé du fils de Vito. En atteste les sources lumineuses enchevêtrant noirs profonds et raies de lumière sublimant son bureau comme un superbe succédané photographique au travail de Gordon Willis. De son côté Leo Handler s'accapare le point de vue du spectateur au coeur des rouages mafieux à l'instar de *Henry Hill***(Ray Liotta)** dans le classique Scorsesien.
Si les figures du banditisme de James Gray n'ont pas besoin de jouer des coudes pour regarder droit dans les yeux leurs ainés, c'est uniquement parce The Yards n'est pas nourri de mythologie et de fascination. Certes, le réalisateur de Little Odessa marche dans les pas de Francis Coppola mais le sens de la démesure est ramenée à un dénominateur commun plus modeste. Car l'autre modèle avoué est celui de Rocco et ses frères de Luchino Visconti, véritable coeur social capable de ramener nos petites frappes à un univers plus humain. En confrontant sa part auto-biographique à sa part fictionnelle, James Gray aura su traiter la faille au travers du genre. Un geste magnifique qui fera, plus tard, de Two Lovers une histoire d'amour gainée d'un polar atmosphérique.