Coyote Hills, Californie du Sud, début du vingtième siècle. Le prospecteur Daniel Plainview s’affaire à sonder le sol de sa concession. Saisis d’une vue zénithale, deux ouvriers sont englués à mi-cuisse au fond d’un puits. La foreuse pénètre l’écorce terrestre, monte et descend jusqu’à produire non pas l’iconique figure — jaillissement tumultueux de l’or noir — mais une timide fluence, une imbibition progressive par mélange de fluides, suintement de bulles, imprégnation de la glaise argileuse par la substance huileuse. Peu à peu, le matériau lourd et glutineux emplit le cadre. À la remontée du témoin, Plainview y plonge ses doigts, cherche à évaluer tactilement sa qualité. Un gros plan montre sa main tendue vers le ciel, se découpant sur le fond bleu qu’obstruent partiellement les chevrons du derrick, cathédrale des temps modernes. Le jeu de macules se poursuit : projections visqueuses sur l’objectif de la caméra, traînées noirâtres, taches qui empoissent les ustensiles des colons, les vêtements, les poutres de soutènement, les seaux remplis de la manne exsudant des profondeurs. Matière noire, dense, compacte, brillante, perçue grâce à ce avec quoi elle contraste : les traits de lumière, les scintillements projetés par les gouttes se détachant sur les surfaces enduites. Un autre geste de la main vient bientôt toucher le liquide, cette fois pour en barbouiller un enfant : le bébé d’un homme mort sur le site, et dont la présence incongrue laisse à penser qu’il est orphelin de mère. Nourrisson baptisé au pétrole, d’une marque tracée sur le front qui substitue à l’eau bénite cette onction d’ébène. Plus tard, lors d’une scène prodigieuse asseyant la réalité géologique de la terre, sa puissance agentive, un motif circule entre les plans et souligne leur intrication profonde : la spirale qui s’incarne d’objet en objet et engendre des mouvements de vrille. D’abord le trépan, qui creuse le sol de sa force rotative, ensuite la forme annelée de la corde, qui le relie au levier de forage et permet de représenter visuellement la fuite de la poche de gaz, enfin la cochlée du jeune H.W., structure de l’oreille interne constituée de trois canalicules enroulés et que perce la déflagration — le tympan perforé par le trépan. À qui en suit le cheminement figuratif, There Will Be Blood offre ainsi la fascinante étude matériaulogique du système-monde qu’édifient toutes ces images-gisements.
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Accueilli sous un tonnerre d’éloges par la critique internationale, objet d’une admiration quasi unanime, le cinquième long-métrage de Paul Thomas Anderson s’est imposé comme l’un des rares films contemporains capables de prétendre au statut de classique instantané. Le cinéaste y manifeste l’ambition de se hisser au niveau des grands maîtres, de se mesurer à Coppola, Kubrick ou Welles. Il ne craint pas d’y convoquer les références les plus intimidantes : Les Rapaces pour la critique sociale, la prospection minière et le sens de l’espace, Citizen Kane pour la peinture névrotique d’un magnat solitaire, Le Trésor de la Sierra Madre pour l’ironie grinçante de la chasse au trésor et aux illusions, Géant pour l’avènement socio-économique des nouveaux rois du pétrole, Écrit sur du Vent pour la vanité mélodramatique des tout-puissants, Elmer Gantry pour le personnage du prêcheur qui magnétise les foules. Dès le premier plan, le paysage aride et la montée dissonante d’une nappe musicale évoquent l’ouverture de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Et lorsque Plainview dessine sur un bout de papier le profil d’un poteau basculant, sous le regard mi-admiratif mi-perplexe de ses camarades, on passe immédiatement de la maquette à sa réalisation grandeur nature, comme l’os lancé en l’air par un hominidé annonçait la trajectoire d’un vaisseau spatial. Plus généralement, c’est l’axiome même du cinéma kubrickien qui est réactivé : l’idée que, à l’échelle d’une relativité générale, l’univers entier peut tenir dans un trou noir, voire dans un cerveau. Introduit par une longue séquence d’anthologie, le protagoniste apparaît comme un homme accouché d’un utérus de pierre. C’est un cousin des orpailleurs ayant exploré le Klondike en quête des pépites créatrices de fortune. Il n’a ni parent, ni frère, ni enfant. Et il semble assoiffé. Muni de pioches, de marteaux, de burins, d’explosifs, il se bat seul contre les éléments, entaille la terre, gratte le minerai, casse la roche, dynamite le sous-sol, encore et encore, malgré un corps rompu (le bris d’un barreau de son échelle de fortune provoque la fracture d’une jambe qui, mal soignée, le laissera boiteux). Bruits de machines rudimentaires, souffles, ahanements. Stridences aussi, tandis que résonnent les notes anxiogènes de Jonny Greenwood, dont la partition crissante et décalée pourrait illustrer quelque crime abominable.
La fresque frappe d’abord par son impressionnante économie de grandeur : Cinémascope, amples travellings latéraux, emploi de l’écran anamorphique pour relier le cosmique et l’intime. Un élan rageur propulse d’une scène à l’autre, les ellipses temporelles découpant les blocs narratifs en segments autonomes, comme les chapitres d’une épopée. La mise en scène joue du grand angle, des plongées verticales et des fumées noires du romantisme. L’emphase évite l’enflure par l’attention à ce qui est regardé et placé sur un même plan de démesure. Parce qu’il adapte le roman d’Upton Sinclair, Anderson travaille une fiction littéraire qui plie l’ordonnancement efficace des actions à un débat d’idées, une sorte de tectonique idéologique : il est question du sauvage et du civilisé, des hommes et des dieux. Le récit traverse plusieurs décennies, mais avec une telle pingrerie qu’on pourrait croire que l’univers s’évanouit dans le dos du protagoniste. C’est un portrait à scruter sous toutes les coutures, un marbre à sculpter à même le crâne du comédien. Hollywood ne cherche plus guère ce type de figure imposante, tel Al Pacino en Corleone : des personnages qui incarnent l’Histoire et, pour le pire, font corps avec une nation. La silhouette est formidablement ciselée : le chapeau un peu ridicule et bosselé, le pantalon bouffant, le dos voûté, la démarche claudicante, l’œil plissé. La face grimaçante également, car la grandeur appelle le grotesque comme un enivrement du pouvoir. There Will Be Blood ressemble à l’œuvre d’un étrange matérialiste qui, devenu fou, s’amuserait à prouver toutes sortes de circulations possibles entre échelles et matières. Mais aucun de ces renversements du grand en petit, du minéral en organique ne serait imaginable sans la prestation inouïe de Daniel Day-Lewis, dont le génie est parfaitement calibré en crescendo infernal. Si l’on éprouve à ce point la pression de l’extérieur sur l’esprit du personnage, et si cette pression devient à chaque minute de moins en moins supportable, c’est parce qu’il absorbe toutes les énergies, cannibalise tout élément étranger, siphonne la majesté du dehors et parvient à l’accumuler dans un corps qui se crispe, s’obscurcit, s’allume comme s’il était imbibé d’huile noire en feu.
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En érigeant son empire sur l’industrialisation extensive du désert, le cadastrage du territoire, l’exploitation des ressources et des hommes, Plainview scelle la mort de l’utopie turnerienne de la frontière. Face à cet oil man mégalo qui concentre à la fois le travail et la persévérance, l’aventure et l’intelligence, la ruse et la vision, mais aussi la folie et le mensonge (capable de se persuader d’être accompagné d’un enfant qui serait son fils et d’un homme qui serait son frère), se dresse le jeune Eli Sunday : un pasteur pentecôtiste, duplice, hypocrite et roué, misant lui sur la gloire de Dieu. Il ne songe pas à dominer ses semblables par le pouvoir de l’argent : il s’introduit sournoisement en eux et cherche à soulager leurs passions dominantes à coups de sermons et d’exorcismes enflammés. Il porte l’étendard d’un spiritualisme fanatique caractérisé par la théologie de la prédestination et colporté par les prédicateurs itinérants. À travers un kaléidoscope qui s’étend du catholicisme le plus dogmatique à l’"unitairianisme" le plus flou, son Église de la Troisième Révélation appartient à l’une des nombreuses sectes ayant fleuri sur le terreau des égarements sociologiques du Nouveau Monde et relève d’un mouvement réactif contre tous les travers du capitalisme. Tocqueville pensait la religion américaine comme la bride du cheval démocratique. Si Sunday est la bride et Plainview le cheval, alors les deux adversaires sont situés au point extrême de ces métaphores. Le prosélytisme évangélique de l’un et le cynisme exacerbé de l’autre, pollués chacun par des intérêts mâtinés de corruption, se détruisent en un duel mimétique marquant les limites de l’équilibre grâce auquel ce pays neuf a su fortifier sa puissance et son rayonnement. Leur impitoyable affrontement est ponctué de joutes oratoires sadomasochistes, dont l’expression visuelle se cristallise dans les emblèmes plus ou moins phalliques d’une compétition masculine (clocher contre derrick), et dont le paraphe tragicomique sera le jeu de bowling final (boule contre quille et retour). Cet aspect opératique est corroboré par la diction des acteurs, qui psalmodient leurs arias comme s’ils suivaient quelque partition démente, ou chuchotent leur souffrance avec des intonations d’animaux blessés.
Film en forme de stèle, de monument isolé, dont la singularité épouse l’arrogance narcissique du héros, There Will Be Blood s’apparente à une longue hallucination où se concrétiserait la promesse d’une transsubstantiation de la loi du pétrole en loi du sang. Ses images lyriques et enfiévrées traduisent quelque chose de la théorie des humeurs d’Hippocrate, à partir de cette conviction qu’il existe un lien entre la santé de l’âme et celle du corps. La "bile noire" se cristallise ainsi dans le désir de solitude de Plainview, sa misanthropie maladive, sa haine dévorante. Affleurent parfois quelques déroutantes effusions de tendresse : Daniel s’amusant dans un train avec H.W. encore bambin qu’il tient sur ses genoux, ou partageant des moments de complicité joueuse avec le garçon — instants d’autant plus poignants qu’ils opèrent en un surgissement de mémoire, lorsque le jeune homme vient de rompre définitivement avec son père. En bon disciple de Robert Altman, le cinéaste s’affirme comme le représentant d’une génération capable d’ausculter les grands mythes fondateurs, d’approfondir une méditation historique sur le passé et les perspectives d’un dessein troublé par les nouveaux défis de la civilisation. Et comme Kubrick, il s’interroge sur la faillite des déterminations à entraîner l’humanité vers le progrès. Un plan résume ce déchirement : le visage du prospecteur, qui se détache sur l’obscurité de la nuit en une composition caravagesque, est noirci par les taches brunes tel un oiseau mazouté. Ces marbrures, stigmates du mal qui ronge sa conscience endurcie, préfigurent le meurtre conclusif. L’odyssée se boucle en effet dans un bateau à la dérive, une vaste maison victorienne où, reclus, calciné, le vautour en fin de course passe ses journées à macérer son ressentiment. Après avoir éliminé toute altérité, il est enfin libre, dans le sens où le néolibéralisme l’exige : il a fait du moi sa propre patrie. Sur la scène d’un sacrifice qui le délivre de ses tourments, il accuse d’un mot dérisoire le sort ayant jeté sa vie dans le désespoir et l’anéantissement : "I’m finished." Dieu est mort, écrasé par la main d’un conquérant qui aura passé son existence à vider la terre de ses entrailles pour bâtir son immense fortune. Le monde moderne est né.
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