Je n'avais vu qu'un film de Hou Hsiao-hsien avant ce Three Times, son plus connu : Millenium Mambo. Un film évidemment remarquable par la grâce stylistique dont il témoignait, mais qui parfois avait l'air aussi vide que la jeunesse désorientée qu'il mettait en scène. L'idée que je me faisais de Hou était celle d'un cinéaste maniériste, extrêmement talentueux avec une caméra, mais qui n'avait foncièrement pas grand chose à dire. Bref, tout en aimant le film, j'étais un peu resté sur ma faim.
C'est avec ces a prioris que j'ai vu Three Times, et j'ai été stupéfié. On voit rapidement tous les écueils qui menacent le film : l'artificialité, la pose, la vacuité. Dès l'ouverture en fait, qui montre une partie de billard à coup de mouvements de caméra délicats sur le son lancinant de "Smoke gets in your eyes" des Platters. Est-ce joli ou est-ce beau ? C'est la question que le spectateur se pose quand démarre le premier des trois temps du film. La musique n'est-elle pas trop bien choisie, la photo trop léchée, et Shu Qi trop bien costumée pour que le film prenne vie et nous entraîne avec lui dans sa danse volupteuse ? Il faut vite se rendre à l'évidence : Three Times est beau. Elégant et beau. C'est quasiment une antithèse mais Hou Hsiao-hsien la fait tenir debout. La première partie - "Le temps des amours" - rend palpables le désir et le manque des deux jeunes gens de 66, et l'écriture en creux du cinéaste, loin de produire du vide, nous saisit discrètement pour créer la vie. Le premier temps est euphorique. Et l'image des deux mains qui s'étreignent est déjà un acmé.
Premier basculement : on retrouve nos deux amants en 1911, dans une maison close fastueuse. Plus de parole. Le choix du muet peut choquer mais la douceur de tout le reste nous l'amène comme une offrande. L'époque change. En 1911, les femmes sont réduites à des objets, soumises par des hommes dont la prestance camoufle la médiocrité. L'amour existe encore, mais plus qu'à sens unique. D'ailleurs on aurait pu s'en douter : pourquoi donc un épisode est-il nommé "Le temps des amours" alors que le film entier est censé parler d'amour ? Parce que celui-ci a disparu avec la parole. Mais pas l'état de grâce du cinéaste, qui désormais nous fait sentir la violence sourde des rapports humains.
Le passage au trosième temps est absolument sidérant. Shu Qi, dévastée en 1911, l'est toujours en 2005, mais cette fois sur un scooter, s'aggripant à son amant qui la conduit dans le gris urbain. Le premier baiser du film arrive après 1 heure et demie. Est-ce un retour de l'amour ? C'est difficile à dire. Le monde de 2005 est déréalisé, filtré par les innombrables moyens de communication. Les individus sont dilués dans la masse, comme le montre le dernier plan. Comment vivre dans ce nouveau monde ?
En somme, le film n'est pas sans défauts, sans doute à la lisière de l'artificialité, et ostensiblement nostalgique des années 60, les vrais et seuls "meilleurs moments" du film. Peut-être que le propos du cinéaste aurait paru trop mince dans un film à l'histoire et à l'époque unique, mais ces trois temps amènent la variété qui manquait à Millenium Mambo. Quelle que soit l'époque, Hou donne vie aux êtres et à leurs sentiments, et nous laisse le coeur gros, comme après trois histoire d'amour et de désamour, comme après une vie.