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Si un novice occidental devait s'introduire au cinéma asiatique sans trop de douleur, Tigre & Dragon pourrait s'avérer être un bon compromis.
En s'attaquant au cinéma wuxiapian (cette forme particulière d'art martiaux permettant aux personnages de voler et de s'affranchir des règles élémentaires de la gravité), Ang Lee a misé gros, pareil à un Ridley Scott désireux de renouveler les règles du péplum avec Gladiator.
Pari réussi.
D'abord grâce à ses personnages, car Tigre & Dragon est un modèle en matière de construction psychologique. Li Mu Bai, ancien guerrier las des batailles et torturé par sa conscience, le temps qui passe et son amour impossible avec Shu Lien, est incroyable de solidité et d'une sagesse jamais guindée, toujours humaine et de ce fait accessible et d'autant plus fascinante. Chow Yun-Fat livre une performance sobre et mutine, sans jamais voler la vedette à ses comparses féminines. Car Michelle Yeoh n'est pas en reste en tigresse prudente et féroce à la fois, pétrie d'une patience exemplaire et d'un sens du devoir qui font d'elle une héroïne convaincante et tragique. Mais la révélation du film est probablement Zhang Ziyi, à l'époque âgée seulement de 21 ans. Jeune dragonne vicieuse et contrariée par un mode de vie étouffant et aristocrate, le personnage de Jiao-Long s'oppose formidablement bien à Shu-Lien et contribue à enrichir l'un des thèmes fondamentaux de l'œuvre : la place de la femme dans un monde régi par et pour les hommes. Enfin, et dans cette même ligne logique, Chang Pei-Pei en Jade la Hyène incarne un personnage secondaire passionnant de contradictions, en plus d'en faire la jouissive méchante de l'histoire. Brisée par le refus de son maître d'en faire une vraie disciple de Wudang, se contentant de faire d'elle l'une de ses amantes, sa haine des hommes qui n'a cessé dès lors de croître lui fournit un formidable mobile, cohérent et surtout particulièrement crédible, contribuant à faire d'elle un élément déterminé et dangereux tout au long du film.
La vengeance demeure un élément clé de Tigre & Dragon. Vengeance contre la phallocratie, contre le Temps qui court, contre les règles de la bonne société chinoise, et tour à tour contre la raison ou les sentiments. L'histoire d'amour entre Shu Lien et Li Mu-Bai figure quant à elle parmi les plus épiques que l'on puisse raconter. Une histoire pudique, puissante, écornée et souillée par le sang passé, elle s'incarne dans une forme de tendresse, d'estime et de respect qui résonne comme un idéal absolu de la relation opposant les hommes et les femmes tel que l'on pourrait en rêver. Les deux "amants" ne se comparent jamais en terme de sexe et de genre. Ils se considèrent comme des égaux, s'admirent l'un et l'autre, s'écoutent et communiquent, quoi que maladroitement, mais toujours avec une bienveillance stupéfiante, qui contraste avec les personnages les entourant. La fin du film, pessimiste, révèle la manière dont le monde au quotidien bafoue cet idéal, au profit d'un modèle plus simpliste à appliquer, broyant les individus dans ses engrenages, et donne plus de puissance encore à cette relation inachevée, forte de longues années de construction, réduites à néant.
Il s'attache également à explorer la question de la discipline ainsi que celle du guide, nécessaires à la connaissance, quel que soit le mode de vie de tout un chacun. Jiao Long s'égare et demeure la seule responsable de ses échecs, faute d'un tempérament trop brusque et acide, refusant toute suprématie quelle qu'elle soit, échaudée et craintive d'accorder sa confiance à un homme qui la trahirait à son tour. Tuer pour ne pas être tué, tel est le crédo par lequel la jeune femme courra à sa perte, malgré les avertissements maintes fois adressés à son égard par Shu Lien et Li Mu Bai.
La finesse des dialogues et des échanges porte le film de bout en bout, et ne fait que souligner la consistance des personnages. Enfin, il faut mentionner la bande-son flamboyante, se concluant par le morceau A Love Before Time, dont la version mandarine de Coco Lee dans le générique est à écouter au moins une fois, ainsi que les sublimes chorégraphies toutes plus savoureuses les unes que les autres, infligeant une tension sévère au film, et menant parfois un suspense douloureux à son comble.
À voir d'urgence.
VF recommandée.