Second film de Truffaut après les 400 coups l'année d'avant, c'est sans doute l'un de ses films les plus inventifs, décalés et lyriques, totalement en contrepied du précédent, partant dans tous les sens, avec des personnages quasi-obsédés constamment par les femmes (comme le dit le tenancier du bar : "Les femmes sont magiques", une réplique qu'on retrouvera dans Vivement Dimanche (1983). Comme une manière de boucler la boucle), des dialogues qui oscillent entre la rêverie, le drôle mais aussi le tragique, à travers le terrible aveu de Thérèse, l'ancienne femme d'Edouard Saroyan alias Charlie Koller, qui avouera face caméra un terrible secret. Rien que ces plans magnifiques où le visage de Nicole Berger illumine l'écran semblent annoncer les plans sur le visage d'Adjani dans l'Histoire d'Adèle H (1975) ou la confession face caméra, frontale (et brutale) d'une Muriel dans Les deux anglaises et le continent (1971).
Charles Aznavour (Charlie) en alter-égo du cinéaste se pose là, formidable dans un personnage un peu monolithique, charismatique mais timide, habité par une étrange fièvre. Quand à Lena (Marie Dubois), dont c'est le premier film avec Truffaut (elle jouera le petit rôle de Thérèse ensuite dans Jules et Jim (1961), la jeune fille capable de "faire la locomotive" avec une cigarette !), elle est déjà formidable (ce devait être son 4e rôle après un passage dans une série comme "les 5 dernières minutes" et divers petits rôles. Mais c'est surtout son premier grand vrai rôle) et il faut voir les scènes où elle avoue son amour à Charlie, l'embrasse et le retrouve dans son lit (le tout balayé de surimpression où Truffaut filme la chambre, mélange dialogue d'amoureux sur postures au lit où se lisent le bonheur sur un visage) pour se retrouver ému tellement le cinéaste filme le tout, comme porté par une sorte de grâce incroyable. L'amour de Truffaut pour ses actrices n'est pas un secret mais serait-il tombé aussi amoureux de Marie Dubois ?
C'est dur à expliquer mais le revisionnage de ce film m'incite à penser que c'est sans doute (avec quelques autres comme Les 400 coups, Jules et Jim (que j'aime pourtant pas trop), Les deux anglaises..., L'homme qui aimait les femmes, La chambre verte, L'enfant sauvage...) le film qui contient pleinement en lui le style Truffaut. Il y manque sans doute l'amour des livres, cet amour que le cinéaste a constamment montré dans toute son oeuvre (et encore ! le pseudonyme "Marie Dubois" --l'actrice s'appelle en fait Claudine Huzé à la base-- provient d'un livre d'Audiberti que Truffaut avait conseillé à sa jeune actrice de lire. Elle le fit et adora tellement le livre que...). Et puis, Tirez sur le pianiste est une adaptation d'un polar noir de David Goodis à la base, tout comme Fahrenheit 451 était adapté de Ray Bradbury. Donc ici, même si l'amour des livres n'est pas visible à première vue, il imprègne le film hors-cadre) mais sinon, l'humour comme le tragique y sont. L'enfance (avec le petit Fido, frère de Charlie) et l'amour des femmes aussi bien sûr. Les 3 personnages féminins principaux (Léna, Thérèse et Clarisse (Michèle Mercier) la prostituée) y sont magnifiés comme jamais. Et il n'y a pratiquement que chez Truffaut que je retrouve ça, cet amour qui me laisse vaguement ému.
Ce fut le premier échec de Truffaut, déjà coupé dans son élan entamé avec Les 400 coups et on peut se dire que si le film avait connu un succès fou, le réalisateur serait allé bien plus loin sans doute dans les expérimentations visuelles qu'on peut voir comme un hommage au cinéma des premiers temps (Cyril Neyrat dans son livre sur Truffaut (editions Le Monde/cahiers du cinéma) évoque les ouvertures et fermetures à l'iris de l'enfant sauvage comme autant d'hommage au passé, notamment les films de Sjöström) comme sa veine tragique avec laquelle il renouera le temps de quelques films comme la peau douce ou une certaine Chambre verte. Dommage, celà ne rend que d'autant plus au film un aspect charmant qui le transforme au gré de revisionnages et du temps en une superbe pépite.