Le naufrage annoncé faisait déjà le régal d'une certaine presse... Pensez donc: un film dont on connaît la fin avant même de commencer sur une tragédie sur laquelle le cinéma s'était toujours cassé les dents, avec un bellâtre et une rosebeef dans les rôles principaux pour une romance à l'eau de rose courue d'avance afin de "saupoudrer" l'ensemble, une insupportable vrilleuse de tympans chantant le thème principal, qui a mis deux ans à être tourné et qui a réussi à être plus cher que Cléopâtre (en dollars réels: en dollar constants le chef d'oeuvre de Mankiewicz demeurant loin devant...): l'échec le complet était annoncé et les métaphores facile étaient déjà prêtes, tellement que certains, trop impatients et tellement sûrs de leur fait, avaient déjà clamé haut et fort la daube artistique et la catastrophe commerciale... Aussi remportèrent-ils une première "victoire" au moment de la sortie: le public ne se précipita pas comme annoncé dans les salles et la première semaine fut bien en deçà des espérances de la Twentyth Century-Fox et de ses partenaires en terme de bénéfices. Sauf que... Sauf que, loin d'aller en décrescendo, les salles se remplirent de plus en plus, de façon de plus en plus exponentielle, pour finir en apothéose avec, plusieurs mois après la sortie du film, des queues encore longues de plusieurs dizaines de mètres, et ce phénomène se propagea dans le monde entier! Et les sévères et parfois profondément prétentieux Cahiers du Cinéma furent conquis par ce film au point d'en faire des critiques pour eux... totalement dithyrambiques!.. Les récompenses plurent. James Cameron avait réussi son pari alors que personne ne l'attendait et si une certaine intelligencia ("crétinencia" serait un terme plus approprié...) accusa encore Di Caprio de tous les maux pour la seule et unique raison que sa belle gueule faisait craquer les minettes (un type comme ça ne peut pas être un bon acteur!!.), les professionnels et le public savaient à quoi s'en tenir.
Car l'acteur avait bel et bien réussi un tour de force: interpréter un personnage profondément positif sans sombrer dans la fadeur ou la caricature, ce qui est autrement plus difficile que ce que l'on croit! car il faut "sublimer" le rôle, sentir en soi les mille doutes qui peuvent traverser une âme aussi belle soit-elle (dans un tout autre registre c'est ce que réussit John Wayne dans Rio Bravo), d'autant plus que Winslet, sa partenaire, est absolument impeccable dans un rôle beaucoup plus "étoffé" dès l'écriture...mais qui comportait conséquemment le piège du "surjeu".
Or Cameron avait, et là était la première idée géniale de Titanic, misé sur les sentiments et le couple principal davantage encore que sur les effets techniques: il avait compris qu'on ne s'attache pas à une tragédie "pour la tragédie", qu'il faut une raison pour laisser aller notre cœur et adopter le bateau martyr sans "distance émotionnelle", cette distance à laquelle on essaie forcément de se raccrocher, à-forciori quand on connaît l'issue tragique du voyage...
Le poids était donc énorme sur les épaules des jeunes acteurs...et Cameron ne leur facilita pas la tâche en leur imposant de longues séquences dans une eau glacée pour que leur souffrance physique soit "authentique" (Winslet manqua de peu de craquer après une journée interminable...).
Mais comment en vouloir au réalisateur qui fut, dans ce projet, digne de Selznick au niveau de la passion qu'il y mit?.. il visita plusieurs fois l'épave pour "s'imprégner" de l'âme authentique du Titanic, rendant un hommage vibrant à l'équipage russe qui l'y conduisit en tournant plusieurs scènes à-même le pont du bateau avec ces marins comme figurants; il insista pour reconstituer grandeur-nature les phénoménaux décors en se basant sur des photos ou plans de l'époque (sans parler de la recherche des costumes, et pas seulement des femmes de première classe [le personnage de Cal, joué avec délectation par un Billy Zane détestable à-souhait, est un vrai catalogue de la mode masculine de l'époque, avec pléthore de chemises boutonnées dans le dos])...pour ensuite prendre le risque grandiose, phénoménal, insensé, de filmer leur destruction en une seule prise (!), avec une totale réussite et, selon les témoignages, une délectation communicative; il ne négligea, même s'il fit des choix, aucun personnage "historique" ayant participé à la tragédie, en leur donnant un caractère bien à eux (l'un des personnages les plus populaires du film à juste titre est l'architecte Thomas Andrews [Victor Garber]), et en respectant la vérité quant à leur mort...
Mais il alla encore plus loin et ce qui, au deuxième visionnage, bluffe le plus dans Titanic, c'est bien le courage moral de Cameron: on sent bien, tout d'abord, qu'il n'a pas négocié la durée de son film et qu'il lui a donné toutes les longueurs qu'il voulait, refusant de penser que le spectacle se suffisait à lui-même et cherchant toujours à donner le temps aux émotions de s'installer; mais ce vilain gauchiste alla beaucoup plus loin en sachant parfaitement exploiter le symbole de la lutte des classes que le film symbolise: les étrangers incapables de comprendre l'anglais et se perdant dans le labyrinthe, les soutiers travaillant dans l'enfer des chaudières, les grilles fermées au début du naufrage pour que les riches passent les premiers, etc...
En symboles, Rose et Jack sont entourés de gens bien différents: la famille de Rose, richissime, ne jure que par l'argent et les bonnes manières, l'étouffant au point de la mener au suicide; Jack, lui, n'a que ses amis Tomy et Fabrizzio qui, comme lui, rivalisent de joie de vivre, de courage et de politesse (Cameron prend un malin plaisir à montrer perpétuellement la différence entre "politesse" et "bonnes manières" [la première étant innée et universelle, la deuxième une pure invention destinée à faire étalage d'une illusoire et surannée "supériorité"...]). Un peu manichéenne, certes, cette vision se nuance néanmoins assez vite (Molly Brown et Andrews sont des personnages très positifs et le richissime J.J. Astor n'a rien d'un goujat méprisant) et se trouble au moment du naufrage: certes les troisième classes demeurent sympathiques et attachants au-possible, mais les manières des premières prennent soudain (pour certains) une vraie grandeur en devenant un tranquille courage sacrificiel.
De même l'équipage est présenté de façon plutôt positive (en bon américain, Cameron suit la commission d'enquête qui a fait, à raison, du capitaine Smith et de Bruce Ismay [donc de la White Star Line] les principaux responsable du naufrage, mais il épargne Lightoller et il donne bien son rôle de héros à Lowe, le seul qui est revenu sur place pour chercher des survivants tombés dans l'eau glacée...) et même si on peut déplorer quelques oublis (le rôle prépondérant des opérateurs radio, le sacrifice de Moody, l'aventure du canot retourné...), ceux-ci étaient inévitables pour ne pas perdre de vue l'essentiel, à savoir une histoire d'amour universelle au milieu d'une tragédie probablement inévitable, portée par deux acteurs phénoménaux avec qui nos cœurs battent à l'unisson, et ce sans négliger une seule seconde le spectacle pur (la collision, les deux fameuses scènes à la proue [quelle photographie et quelles couleurs dans ce film! et quel fondu-enchaîné inoubliable sur l'un des plus fameux baisers de l'histoire du cinéma!..], la dernière agonie du bateau, m'enfin: la liste est longue...).
Ce film sur qui personne ne misait a finalement réussi le tour de force suprême: être aussi universel qu'Autant en Emporte le Vent!.. Jack et Rose sont désormais aussi mythiques que Reth et Scarlett, la musique de James Horner a rejoint au panthéon d'Hollywood cette de Max Steiner, l'agonie du Titanic laisse toujours aussi pantois qui la voit que l'incendie d'Atlanta; mais contrairement au bijou de Selznick, le film de Cameron ne finit pas par une promesse d'après, mais au-contraire dans une boucle parfaite, définitivement close, qui emporte au ciel dans un ultime fondu au blanc que personne ne peut oublier. Cameron avait plusieurs idées pour finir son film: il choisit la plus intime, la plus triste et la plus belle, l'ôtant du grand spectacle pour le proposer à chacun de nous, comme un ultime cadeau à enfouir au fond de nos cœurs...