Le monde du cinéma se divise en deux catégories. Il y a d'un côté les réalisateurs qui pensent que leurs films de vacances intéressent tout le monde. Et puis il y a ceux qui parviennent à se montrer passionnants même en filmant la queue devant les toilettes de la gare. Wim Wenders fait partie des deux catégories.
Qu'un réalisateur à la voix aussi désespérément atone parvienne à développer des réflexions aussi touchantes reste un mystère pour moi. Comme quoi, la voix n'est pas forcément le miroir de l'âme. Contrairement à ce à quoi je m'attendais, Tokyo-ga n'est pas "Tokyo vu par Wenders". Wim ne suit aucun fil conducteur, si ce n'est celui de ses pérégrinations - physiques ou mentales - dans la cité tokyoïte. Mais on pourrait malgré tout dégager deux grands axes.
Le premier serait le plus évident : un hommage transi d'amour et de vénération à Yasujirō Ozu, à ses films, à ses acteurs, à ses techniciens. Wenders nous fait partager sa passion pour le maître, en allant notamment à la rencontre de l'acteur fétiche Chishu Ryu, puis du chef opérateur Yuuhara Atsuta. On découvre sous un jour profondément intimiste la façon dont travaillait Ozu, ses obsessions, et les relations particulières qu'il entretenait avec son équipe de tournage. L'entretien avec Atsuta est à ce titre particulièrement bouleversant et se doit d'être vu par tous les adeptes du réalisateur de Voyage à Tokyo.
Le second axe serait le plus fascinant : un questionnement sur la réalité et la perception, par la confrontation entre le Tokyo que Wenders a fantasmé à travers les films d'Ozu, et le Tokyo acquis à la modernité, au capitalisme et à la mondialisation qu'il découvre dans les années 80, alors que le Japon est encore la deuxième puissance économique planétaire. Est-ce que le Tokyo d'Ozu a réellement existé, et si oui est-il possible d'en trouver encore des traces aujourd'hui ? Voilà tout l'enjeu qui structure discrètement l'ensemble du film.
Wenders porte un regard d'extra-terrestre sur la vie tokyoïte, aussi troublé par la froideur de l'architecture urbaine moderne et par la multiplication des écrans, qu'hypnotisé par le culte des pachinkos, le golf sans trous ou le soin d'artisan minutieux apporté à la création de ces faux plats exposés en vitrine des restaurants.
Tantôt insolite, drôle, contemplatif, toujours stimulant et bienveillant, Tokyo-ga est de ces rares documentaires qui prennent le temps de regarder, permettant à l'esprit de divaguer sans se perdre. Ce voyage constamment hanté par les fantômes d'Ozu et de son Tokyo argentique abandonne le spectateur hagard, secoué par l'émotion des dernières images de Voyage à Tokyo. Mais avec une fascination intacte pour cette ville tellement étrange, pourtant berceau d'histoires universelles, qu'elles soient racontées par Ozu ou vécues par les Tokyoïtes.