Quand Kurosawa K. dissèque le Japon in vivo
Quand Kurosawa Kiyoshi, Kurosawa K., un des grands noms du film d’angoisse fantastique nippon (Kairo, Cure , Dopplegänger, Séance, Loft, Rétribution, etc. !), fait parler de lui avec une chronique sociale aux accents tragicomiques, on est en droit de se demander ce que ça donne. La très faible distribution de Tokyo Sonata, assez scandaleuse, appelle à une juste radicalisation des louanges : exit l’horreur essoufflée selon Kurosawa ; le cinéaste vous présente ce qu’il sait faire de mieux… et a, quelque part, déjà fait sous d’autres formes, au fil de sa prolifique et méconnue carrière. Avec à la clé un prix du jury au Certain Regard de Cannes 2008. A la sortie de Rétribution, nous avions osé conseiller à K. de prendre des vacances. Well, K. is back.
Tôkyô, Japon, quelque part dans l'univers où il fait froid, et où la vie ne passe pas. Living room typique. Ils dînent au complet, attablés autour de la nourriture qu’ils fixent avant de manger, et pendant le dîner. Le silence régnant puise en chacun d’eux son suffrage résigné et honteux. Le père, ex-vice-président licencié sans procès, passe ses journées à la soupe populaire pour cacher la vérité aux siens qui ne sont déjà plus tout à fait les siens. Le fils aîné, de plus en plus absent, songe à s’engager dans l’armée, histoire de servir à quelque chose. Le cadet, lui, se paie en cachette des leçons de piano, avec l’argent de la cantine. La mère, effacée comme toute mère nipponne se doit, observe tout cela avec le désagréable sentiment qu’il y a un os. Un gros. Ils sont la famille japonaise contemporaine, et parce que Kurosawa K. l’aime, cette créature aussi douloureuse que magnifique, Kurosawa K. ne la loupe pas.
Que ceux qui ne connaissaient le cinéaste qu’à travers ses films projetés dans nos salles ces dix dernières années ne craignent pas les risques potentiels du changement de registre : Kurosawa Kiyoshi, le Monsieur films de fantômes nippons, ne fait que revenir à un genre qu’il avait déjà abordé. Oui, parce qu'il ne faut pas oublier non plus qu’il a réalisé une trentaine de long-métrages en trente ans de carrière, dont des premiers films comico-érotiques dans les années 80, et la populaire série des Suit yourself or shoot yourself, dans les années 90, qui n’ont rien d’horrifique.
On retrouve dans Tokyo Sonata la folie contrôlée du culte Kandagawa Wars, la douceur dépressive de son joli License to live, et même quelques fragments de l’aura mystique de ses films d’angoisse fantastiques plus connus. Au chapitre des améliorations, on note l’absence de ce surplace méditatif qui plombait son plus récent essai "social", Jellyfish. K. ne se sent pas le besoin de provoquer à l’extrême au risque de figer les consciences plutôt que de les remuer, comme le Visitor Q de Miike Takashi ; il ne pêche pas non plus par excès de pose auteurisante tel Aoyama Shinji sur son affligeant Desert Moon. Avec son meilleur film depuis Cure – et son premier réussi depuis Kairo – K. rappelle que la lente dégradation qualitative de ses films était avant tout scénaristique, et non morale ou encore moins formelle.
Ce qui est paradoxalement amusant avec Tokyo Sonata est qu’il fait très rarement rire (à de rares exceptions, en partie liées au génial personnage-joker de voleur loser que joue le grand Yakusho Kôji), ce qui est somme toute logique pour un drame, mais garde le spectateur dans un perpétuel état larvé d’hilarité plutôt nerveuse – ce qui est logique pour un film de son cinéaste. K. veut effarer autant qu’il amuse. Tokyo Sonata, derrière son titre inoffensif, est peut-être l’un des plus précieux films sociaux que le Japon ait pondu dans cette décennie, aux côtés du Nobody knows de Koreeda Hirokazu ou du Suicide club zéro de Shion Sono. La recette est avérée mais complexe : commettre l’exact inverse de ce qui se produit en masse, fruit gangréné d’une société incapable d’affronter ses problèmes les plus élémentaires. Rompre le cycle d’auto-complaisance et de vacuité divertissante.