Critique originellement publiée sur Filmosphere.com le 02/12/2015.
Vous sentez ce doux parfum ? Oui, c’est le kérosène. Mais c’est aussi la sueur, celle si particulière des années 80. C’est aussi celle d’un spectateur qui a encaissé un sacré ride. Figure de proue archétypale du blockbuster, Top Gun a tranquillement traversé trois décades de cinéma en post-combustion pour aujourd’hui apparaître en relief dans une conversion stéréoscopique entamée par feu Tony Scott, peu avant son décès. L’occasion de se repencher sur un phénomène hollywoodien à propos duquel on lit tout et n’importe quoi, au sein d’une filmographie à propos de laquelle on lit tout et n’importe quoi.
Mettons toutefois les choses au clair : Top Gun n’est pas le meilleur film de Tony Scott (titre qu’il faut, avec très peu de doutes, concéder au chef-d’œuvre d’action expérimentale Man on Fire), mais son extrême popularité en a fait (de manière discutable) l’objet le plus représentatif de sa filmographie. C’est un tremplin incroyable qui a fait décoller tout le monde : Tony Scott, auparavant sorti de son premier long métrage, Les Prédateurs (deuxième si l’on souhaite compter Loving Memory comme long), et ayant préalablement échoué à adapter un certain… Man on Fire (porté à l’écran peu après par Elie Chouraqui) ; Tom Cruise, plombé l’année précédente par le bide monumental (et injuste) de Legend, du grand frère Scott ; et enfin Jerry Bruckheimer et Don Simpson, producteurs devenus majeurs dans le cinéma d’action hollywoodien. Cela dit, c’est aussi une conception qui n’a pas forcément été évidente ni de tout repos, comme en témoigne la relation complexe entre la mise en scène (régulièrement renvoyée) et la production. Pas forcément de quoi en tenir rigueur à chacun, quand leur collaboration a régulièrement été renouvelée par la suite. Mais revenons à nos moutons. Ou plutôt nos F-14.
Top Gun s’inscrit dans un sous-genre relativement à part entière qu’est le film de dog-fight aérien, équivalent céleste du film de sous-marin (évidemment exploité plus tard par Tony Scott dans USS Alabama, comme quoi). Il faut peut-être alors replacer le contexte cinématographique du genre au milieu des années 80, passablement moribond, les dernières œuvres majeures remontant au Crépuscule des Aigles (1966), à la Bataille d’Angleterre (1969) ou éventuellement au Tigre du Ciel (1976). Et là, l’ambition des producteurs au célèbre logo sylvestre et foudroyant s’affine : si l’on cherche un équivalent au film de Tony Scott, il faudra sans aucun doute se tourner vers Les Anges de l’Enfer d’Howard Hughes. Tout y converge : la grandiloquence insensée, l’ancrage profond dans l’époque et l’héroïsme exacerbé sur fond de valeurs chevaleresques un poil désuètes. C’est l’époque Reagan, après tout. Et Top Gun est dans l’ère du temps, certes loin des autres films plus subversifs du même auteur. Mais plus simplement, il est surtout un exercice de mise en scène fascinant, cette essence nerveuse et virtuose capable de transcender l’esprit kitch. Top Gun est un film binaire, temporel et atemporel.
Quelques pas dans le futur du film de Tony Scott suffisent : les émules n’ont jamais fonctionné, du navet Les Chevaliers du Ciel au nanar Furtif (les qualificatifs sont interchangeables). Avant l’ère de la GoPro, Tony Scott collait déjà sa caméra à la carlingue de ses appareils pour une immersion inédite, lui qui plus tard filmera tout aussi bien d’autres énormes machines, les trains d’Unstoppable. Là se dessine le caractère d’un réalisateur qui voulait faire ce que l’on avait pas encore fait précédemment. Sa personnalité d’expérimentateur du cinématographe s’entrevoit déjà largement. Chaque séquence est un prétexte pour un effet cinégénique toujours plus poussé. Même la séquence d’amour (au passage un reshoot demandé par la production), au kitch désormais célébrissime sur fond de « Take my breath away », est incroyablement photographiée, dans une palette de teintes bleues virant vers le violet. Quelque part, injectant dans ce film son expérience publicitaire qui l’affranchit de toute sobriété, Tony Scott renoue avec la grande tradition technique dans les jeux des couleurs au temps d’Hollywood classique. Car si Scott est l’un des grands instigateurs du style post-moderne, si Michael Bay est quelque part son (génial) fils dégénéré, il est aussi un grand cinéaste du classique. En cela, on en revient à ce cinéma à la fois extrêmement daté et paradoxalement éternel.
Au cinéaste classique s’applique donc cette histoire somme toute assez commune de jeune loup cherchant à impressionner puis à se racheter. Mais Tony Scott finit par coller sur ses protagonistes des figures plus mythologiques : le héros en quête de lui-même, l’ombre de la figure paternelle, la rédemption. Certes de grands mots pour un film qui pourrait se résumer à des poursuites entre F-14 et MiG et une partie de volley crypto-gay. Mais pourtant, c’est tout de même un élément qui est présent, que Tony Scott met malgré tout en valeur, et qui n’est peut-être pas si anodin compte-tenu des thématiques que le réalisateur explorera plus tard chez d’autres personnages. Top Gun est peut-être plus riche et original qu’il n’y paraît. Jusqu’à même son antagoniste, d’ailleurs, qui n’est que Maverick (Tom Cruise) lui-même, projetant sa rivalité intestine sur d’autres, Ice-Man (Val Kilmer) ou les pilotes soviets.
Pour un film qui aujourd’hui passe pour un divertissement du dimanche soir, Top Gun a néanmoins su se forger une place dans le cinéma des années 80 et dans la filmographie de son auteur. Car oui, le terme auteur est important. Même s’il n’est pas le film le plus personnel de Tony Scott, il révèle le formidable et intelligent metteur en scène hollywoodien qui sommeille en lui. C’est un film qui lui permet autant de s’émanciper de la carrière de son grand frère que de s’en rapprocher. Et c’est surtout un film, qui, une fois de plus, nous fait prendre conscience du manque généré par la soudaine disparition de son auteur. Irremplaçable, il a participé, avec d’autres comme John McTiernan ou John Woo, à bouleverser le paysage du cinéma d’action, à pousser les limites de son art encore un peu plus loin. D’autant plus de paramètres qui nous permettent de porter finalement un œil nouveau sur ce film, que jadis l’on a découvert à la fois amusé et impressionné, qu’aujourd’hui on se surprend à trouver presque émouvant. Comment ça, des larmes ? Mais non, c’est de la sueur, enfin !
Quelques mots sur la ressortie stéréoscopique : les bonnes conversions 3D peuvent sûrement se compter sur les doigts d’un poseur de bombes manchot. L’effort fait autour de Top Gun 3D est donc extrêmement notable. Évidemment, la conversion vaut essentiellement pour les scènes de voltige, incroyables à la base, et à la profondeur d’autant plus relevée désormais. L’appréciation des distances, vitesses et de l’altitude est parfois hallucinante. La photographie relativement pétaradante de Jeffrey Kimball sied à la conversion, puisque chaque plan est bien détaché par des contrastes marqués. Même en dehors des scènes aérienne, la profondeur de champ fait son effet dans les séquences aux couleurs franches. Cette virée culte sur la fameuse autoroute vers le danger est donc à savourer en relief, ultime cadeau de Tony Scott.