Malgré de nombreux succès critiques et pas mal de nominations aux Oscar, la plupart des films réalisés par John Cassavetes ont très rarement couvert leurs frais de production. Si bien qu'après le très estimé Gloria, le cinéaste se verra dans l'incapacité de trouver des fonds durant 3 années pour créer un nouveau projet.
En quête d'une image légitime et respectable au sein du tout Hollywood qui méprise ouvertement leurs productions, les cousins Manahem Golan et Yoram Globus de la société Cannon Group Inc. proposent un contrat en or à Cassavetes : le studio souhaite financer son prochain film en lui laissant le choix du sujet ainsi que le final cut. Lassé d'être marginalisé au sein du système hollywoodien, Cassavetes accepte avec bonheur et adapte une pièce qu'il a coécrite avec le dramaturge canadien Ted Allan et où sévissait Jon Voight dans le premier rôle. Et bien que le script du film ne semble pas avoir beaucoup de similitude avec le canevas de la pièce, c'est le titre, Love Streams, ainsi que les personnages, qui offriront une direction artistique à l’œuvre.
En cette année 1984, Love Streams fait visiblement figure de synthèse quant au cinéma des sentiments si cher à Cassavetes. La fragilité du couple, les rapports enfants-adultes, la fuite en avant de l'artiste ou encore les tentations de la vie nocturne ont manifestement déjà été traités dans la filmographie du cinéaste. Ici, à travers les liens d'un frère et d'une sœur, Cassavetes décrit tous les méandres au travers desquels nos sentiments se modifient en permanence. L'amour est-il un flux ou un reflux ?... Fait-il figure de moteur ou d'obstacle ?... Y a-t-il un remède à l'amour qui s'éteint ?... Acquiert-on jamais une sagesse dans les rapports humains qui nous guiderait dans notre quête d'amour à recevoir et à donner ?... Pourquoi nos sentiments connaissent-ils toujours un équilibre aussi précaire ?... Telles sont les questions qui jalonnent le film à travers ses personnages complexes et jusqu'au-boutistes.
Pour incarner un frère et une sœur, Cassavetes a mis une nouvelle fois en scène son propre couple, lui-même et sa femme, la géniale Gena Rowlands. Mieux que personne, ces deux-là savent exprimer des personnages en crise, en rupture, dont le comportement (qui peut sembler tellement anormal qu'on l'assimile le plus souvent à la folie) n'est que le reflet d'une extrême exigence, aussi bien envers eux-mêmes qu'ils en attendent des autres. Une exigence qui conduit Sarah, la sœur, à une existence extrêmement chaotique, rythmées par d'incessantes remises en question. En revanche, le frère, Robert, a choisi la fuite en avant comme unique solution à son illusoire désir d'innocence. Alcoolique et totalement irresponsable, il passe le plus clair de son temps en compagnie de très jeunes prostituées qui confortent, en son for intérieur, un pouvoir de séduction flamboyant qui s'avère, en réalité, aussi défraîchi que superficiel.
Comme le clame le personnage qu'incarne Cassavetes : "La vie est une série de suicides et de divorces, d'enfances brisées et de promesses déçues". Malgré cela (et c'est peut-être aussi la leçon de Love Streams), notre quête, notre soif d'amour, reste indéniablement notre meilleure raison de vivre. Même si les enfants en pâtissent considérablement à l'image de Debbie, la fille de Sarah, remarquablement interprétée par Risa Blewitt dont ce sera, malheureusement, la seule et unique apparition à l'écran, ou à l'image d'Albie, le fils de Robert. Des enfants totalement sacrifiés, anéantis et effrayés face aux comportements de ces adultes dépressifs et insouciants.
Love Streams est une œuvre à la fois réaliste et onirique. Un métrage désespéré et pourtant étrangement porteur d'espoir. Un vrai grand film... en éternel état d'urgence.