Paul Dédalus, dix ans après, ou plutôt vingt ans plus tard, ou alors vingt ans avant, faudrait savoir. En 1996, nous l’avions quitté trentenaire normalien se disputant et devisant beaucoup, finissant sa thèse et se séparant d’avec Esther (Comment je me suis disputé… ma vie sexuelle), prêt pour l’avenir sûrement et des voyages beaucoup. Aujourd’hui quarantenaire de retour en France, Paul se cherche, Paul se recherche. Perdu. On ne s’appelle pas Dédalus pour rien. Il y a d’ailleurs un autre Paul Dédalus né au même endroit et à la même date, et mort désormais, qui vivait en Australie. Grand voyageur, un peu vagabond, et pris pour un espion par le DGSE qui l’interroge, Paul se raconte, Paul se souvient. Syndrome de la madeleine.
Se souvient quand, adolescent, il jouait les apprentis James Bond à Minsk et donna son passeport à un jeune réfugié juif. Et puis se souvient d’Esther, ses yeux, ses seins, son derrière. Esther, qu’il quitterait donc, plus tard. La vie est étrange, un tourbillon, un va-et-vient. Paul (et Desplechin bien sûr, en double dans l’ombre, derrière sa caméra) entame un récit de jeunesse sur ses amours passées, ses amis en pagaille et ses parents fantômes (un père dépressif qui vend des trucs, et une mère décédée qu’il n’a jamais aimé). Des bribes. Des éclats. D’autres fragments, plus conséquents. Un labyrinthe, forcément. On ne s’appelle pas Dédalus pour rien, c’est certain.
Vagabond dans le monde, vagabond dans sa tête, Paul semble vouloir clore un pan, revenir, repartir, pris d’une "fureur intacte" mais salvatrice quand il solde les comptes avec Kovalki, ami rival d’avant. La scène est folle, drolatique, cruelle parce qu’elle dit qu’adulte, on est toujours des gamins face à l’expérience amoureuse, à celle du grand amour et de la rupture. Le film cultive fièrement une intelligence et une sophistication dans ses dialogues et dans les mots (un vrai bonheur), et le film est idem, pensé, futé, érudit. Le discours amoureux, épistolaire souvent, y trouve une place de choix entre les rets d’une quête de soi, d’une jeunesse réinventée, vivante. Une aventure, une aventure des possibles, des arcadies du sous-titre.
Le mur de Berlin est à la renverse, Eltsine est à la télé avec sa grosse tête, Paul et Esther s’aiment, se chamaillent, se manquent. Desplechin se souvient, aussi. Il sublime les instants repensés, les jadis, les regrets, les mélange. Ose un cinéma très littéraire, droit dans les yeux, quasi décalé parce qu’on ne parle pas, parce qu’on ne parle plus comme ça aujourd’hui, et pourquoi pas, ça fait du bien, ça sonne bien, c’est d’un revigorant. Quand Paul évoque la ressemblance d’Esther avec un tableau d’Hubert Robert, c’est un instant magique, on dit un instant de grâce, de grâce, et puis c’est follement romanesque, en diable ("Tu es pareille à ce qui a ravagé ces colonnes, sauvage, violente. Je suis comme l’homme à la cape rouge, une tache rouge comme ta bouche…").
Quentin Dolmaire et Lou Roy-Lecollinet rayonnent. Ils sont beaux, simplement. Lui en joli parleur, dandy juvénile à baffer ou à applaudir avec ses bouclettes brunes et son teint lisse, et cette voix particulière, presque éraillée déjà, légèrement comme celle de Charles Denner a-t-on écrit, elle en vraie fausse bombe avec ce regard mutin, boudeur, cette frange et cette natte sur le côté, et ce pli imperceptible au-dessus de ses lèvres quand elle sourit. Ils sont là, espiègles, magnétiques, puérils. Ils s’aiment, ils se sont aimés, ils s’aimeront à nouveau peut-être, et Desplechin filme leur idylle quand ils étaient ados pressés, presque adultes, mais enfants encore un peu. Platon l’a écrit d’ailleurs, et Esther le dit à la fin : enfants, où êtes-vous désormais ?
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