On imagine difficilement Clint Eastwood rompre l'équilibre artistique issu du classicisme formel et narratif qu'il a lui-même mis en place lors de ses débuts de cinéaste. Pourtant cette harmonie universelle du langage cinématographique accessible à tous - entendons classique comme élégance naturelle et non pas académisme par glissement sémantique - donne pleinement corps à L'homme des hautes plaines à contrario d'Un frisson dans la nuit, thriller insatisfait de devoir tenir son rang d'exercice de style ordinaire, ce qu'il n'est pas. D'une mesure technique commune, le western aux maisons rouges sangs d'Eastwood toise son premier essai sur tous les plans. C'est un fait, Un frisson dans la nuit ne revêt pas les mêmes atours que son successeur et, sous ses dehors de film sensationnel, sa vocation apparente est de nouer deux époques modernes de Cinéma : Celle d'un cinéma américain des sixties en pleine mutation de ses mœurs (Psychose et ses toilettes filmés en full frontal) ainsi que ses nouvelles préoccupations politiques liés à l'assassinat de Kennedy couplé à une approche documentaire témoin du brouillage culturel orchestré par l'entrée en force du mouvement Flower power (le Woodstock de** Michael Wadleigh** 1970). Pour vulgariser la pensée, le premier jet d'Eastwood grime un magnum opus d'Hitchcock en hippie, pattes d'eph' et chemise à jabot aux relents schizophréniques. Un frisson dans la nuit est l'asymétrie parfaite de* Psychose*. Et si l'on aborde l'aspect "dissymétrique" pur (terme plus approprié) il s'agit plus de voir une authentique rupture visuelle d'un thriller classieux signé du Maître du suspense aujourd'hui fragmenté par la mise en scène du mouvement beatnik vu par un autre Maître...celui du western baroque et immoral. En atteste le quasi reportage de quelques minutes sur le festival de Jazz de Monterey où Eastwood et son chef opérateur Bruce Surtees fusionnent la fiction et le documentaire caméra à l'épaule. Un authentique morceau argentique prélévé à même la selle en cuir des bikers d'Easy Rider. La réponse musicale au déferlement de violence psychologique et physique qui suivra agira comme un baume apaisant.
L'orchestration du marketing par la major Universal ne peut-être un hasard. Les affiches
présentent des similitudes de teintes noires et blanches ou sepias (parfois colorées) appliquées sur des faciès tordus par la folie ou la terreur. La disposition des visages dévorent les proportions du poster avant de susciter l'interrogation du spectateur quant aux intentions des personnages. Démence ou torture sur Janet Leigh, stupeur ou effroi chez Anthony Perkins...?
Puis l'intrusion d'une lame phallique fendant l'image en deux.
Toute aussi brutale dans sa représentation graphique, l'affiche promotionelle d'Un frisson dans la nuit mise sans aucune équivoque sur l'aliénation du personnage féminin et son envie d'en découdre avec Eastwood. Clint **charrie cette image virile mise à mal par une silhouette féminine prête à commettre un assassinat. Dans le cas d'une icône comme celle de *L'inspecteur Harry *ou de L'homme sans nom, on pense plus volontiers à une émasculation de l'héroïsme masculin. L'année 1971, une année où les mantes religieuses des Proies de **Don Siegel auront dévoré tout cru un nordiste alors pourquoi pas une fan
psychotique aux faux airs de veuve noire ?
Après visionnage, les liens se font plus étroits entre les deux œuvres :Troubles de part et d'autres, sexualité refoulée (Bates épiant par un trou) ou extériorisée (Evelyn nue sous son manteau de fourrure) comme autant de phéromones expulsées pour piéger sa proie. L'attrait au sexe relayé par la torture et la mort (dans le cas de Janet Leigh) associé à la déraison dépeint la séduisante menace physique du prédateur. La jouissance n'est autre que la petite mort et l'on attrape pas les mouches avec du vinaigre. Hitchcock refusa donc de filmer le corps disgracieux du Norman Bates du roman originel de** Robert Bloch** et engagea Anthony Perkins alors figure masculine attractive. De son côté, Eastwood écarta l'idée de prendre l'ange blond Lee Remick au profit de Jessica Walter plus à même d'exprimer la passion et la haine au sein d'une sphère d'émotions exacerbées. Les physiques "des écorchés"se doivent de porter les stigmates de la blessure morale et profonde qui les animent sans révéler le basculement prochain. Ce sont plus des motifs rattachés au folklore du thriller qui lient les deux œuvres et la source commune provient de la pathologie de l'antagoniste facilement défendable lors d'un procès - l'inusable plaidoirie sur la folie -. Evelyn se distingue de Norman Bates par sa névrose amenant son personnage vers l'auto-destruction alors que le gérant de l'hôtel n'est pas conscient de ses troubles. Créer l'empathie envers la névropathe/le psychopathe, le confronter à l'identification du spectateur pour** Eastwood** ou **Leigh **selon le principe du double point de vue adopté et le questionner en permanence sur sa bienveillance envers autrui, un ressort d'écriture éprouvé mais efficace dans l'accession à l'inconfort. À quel point sommes-nous capables d'accepter ce harcèlement moral sachant que les zones émotionnelles stimulées sont l'excitation puis la pitié dans "l'affaire Evelyn" et l'acceptation et le rejet dans "le cas Bates" ?
Aux termes des échanges, les corps lacérés à l'arme blanche, occupent une place, presqu'une borne, dans la durée des deux métrages. Eastwood aura repris à son compte la scène de la douche. Celle-ci, sans coupe tranche avec la stylisation Hitchcockienne suggérant la pénétration des chairs. La main d'Evelyn écarte un paravent imitant le rideau de douche puis assène plusieurs coups de couteau. La lame déchire la robe puis atteint la peau de la victime, le tout en un plan saccadé reprenant la vision subjective de l'assaillante. Il existe au sein de l'acte monstrueux commis par Evelyn, le souvenir d'une image figée relatant "la prise à vif de ce que la caméra voit du monde"(1). En cette période de temps troublés, le futur réalisateur d'impitoyable prend le parti de ne plus styliser le meurtre. Il le montre imparfait, grossier sans raffinement et poussé par la colère et le désespoir. Dans la petite ville de Karmel, Play Misty for me compose son Nouvel Hollywood à une échelle qui lui est propre. Une belle pièce du futur édifice à la gloire du cinématographe.
(1)terme emprunté au journaliste du Monde Jean-Michel Frodon