Tard dans la nuit, un homme avachi sur son bureau, contemple de mystérieuses photographies posées sur son plan de travail. Jonglant entre son verre de scotch et une énième cigarette, Günther Bachmann (le regretté Seymour Hoffman) cogite ferme. Dans l’impasse d’une affaire, l’enquêteur se demande certainement comment pourrait-il faire le lien entre un érudit islamiste et le financement terroriste d’une organisation implantée à Hambourg. C’est sur ces premiers plans que démarre A Most Wanted Man, adaptation sincère du roman éponyme de John Le Carré, le maître de l’espionnage mais qui, à l’image de ces premiers plans floutés, tarde à se mettre en place. Si Anton Corbijn peut se targuer d’avoir réussi la meilleure adaptation de film d’espionnage des années 2000, il n’en demeure pas moins que le film est empreint, bien trop souvent, de séquences nébuleuses, d’un manque d’immersion initiale, jouxtés à une image fébrile trahissant la force du texte : un scénario rigoureux et limpide dévorant les instants éparses de cinéma, quand l’image véhicule elle-même les émotions et instaure l’atmosphère froide et frissonnante que suggère un tel projet.
Responsable en chef de la cellule antiterroriste allemande, Bachmann est de ces personnages allégoriques de John Le Carré, véritable vecteur de démythification de la fiction d’espionnage : il triche, manipule sciemment pour arriver à ses fins, fume et boit à outrance (dont l’utilisation est exacerbée à défaut). Le dernier long de Corbijn laisse un goût amer : nous ayant habitué à des montages de haute voltige (Control), l’excellence dans l’orchestration du suspense (l’indispensable et peu connu The American), le cinéaste semble renoncer à plusieurs velléités filmiques, les transformant incontestablement en faiblesses : en privilégiant l’incarnation d’une intrigue d’espionnage, qui suppose la clarté du propos, l’épaisseur des personnages centraux et la cristallisation d’enjeux réels, A Most Wanted Man pèche dans la retranscription d’une atmosphère, d’une sensation. Sueurs froides et vacillements naissent par l’enjeu réel, pour avorter brusquement, sous forme de redondances stylistiques et d’un montage presque bâclés.
Des romans de John Le Carré, on retient évidemment la véracité de ses écrits, l’atmosphère instaurée, angoissante et crépusculaire, couplées au rythme haletant et passionnant des péripéties, si propre au roman d’espionnage. Quel plaisir que de voir une adaptation de Le Carré réalisée par un maître en puissance du suspense, Anton Corbijn. Qu’il est -d’ailleurs- agréable de voir incarner le personnage central par Seymour Hoffman ! Néanmoins, il demeure regrettable que les films d’espionnage restent encore trop peu développés dans le Cinéma des années 2000. Si l’écriture est implacablement retranscrite à l’écran, où les enjeux scénaristiques sont révélés efficacement, l’image peine à transmettre les paraboles émotionnelles. En respectant le vœu de désacralisation du héros d’espionnage, en le faisant descendre de son piédestal, montrant allègrement ses défauts et ses faiblesses, Corbijn en oublie l’essence même du cinéma : l’émotion à travers l’écriture du mouvement. Ici, l’écriture demeure seulement dans sa première déclinaison.
Impétrant d’une qualité certaine dans l’écriture, A Most Wanted Man respire et se perd dans ses aspérités filmiques : sans insulter l’intelligence du spectateur, en restant compréhensible et conscient des enjeux ahurissants, Corbijn réussit que trop rarement à susciter l’émotion dans son sujet. Il échoue à conférer à l’œuvre une atmosphère angoissante que suggère le suspense et le cadre, sinon un voile profondément noir, une épaisseur menaçante et terrible, l’âme de tout bon film, où se nourrissent toutes les émotions et toutes les peurs, l’essence imaginaire de l’invisible.
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