On a déjà tout dit sur la plus touchante, la plus drôle, la plus merveilleuse comédie des années 90 : expérimentale, mélancolique, rêveuse, offrant au formidable Bill Murray un rôle pourvu de multiples nuances. Le pari de départ semblait pourtant si impossible à tenir qu’il convient d'en rappeler les bases. Phil Connors, présentateur météo sarcastique, égocentrique, arrogant et misanthrope, est assigné à un reportage crétinisant dans une petite ville provinciale, consacré au traditionnel "jour de la marmotte" qui s’y déroule chaque année. Au milieu de l'hiver, en effet, les édiles du bourg réveillent le charmant rongeur plantigrade qui leur susurre à l'oreille le temps qu'il fera dans les six semaines à venir. La pénible corvée expédiée, l’imbuvable cabot se trouve bloqué sur la route du retour par un blizzard qui l’oblige, avec sa productrice Rita et son caméraman Larry, à passer la nuit sur place. Seulement voilà, honni soit qui mal y pense (le spectateur est lui aussi victime de ses a priori moqueurs), il se réveille le lendemain matin à six heures avec le même tube de Sonny and Cher, I got you babe — une chanson qu’il devient impossible, une fois le film vu, d’écouter comme avant. Sur le palier de l’hôtel, il tombe nez à nez avec le même jovial quidam qui le bombarde des mêmes pénibles questions, puis se fait alpaguer dans la rue par le même camarade de classe oublié, plonge malencontreusement son pied dans la même flaque d’eau, avant de se retrouver sur la même place où l’on célèbre la même fête folklorique à lui filer des boutons. Pour Phil (et uniquement pour lui, tous les autres n’ayant aucune conscience de ces hoquets capricieux), le temps se met à bégayer. Coincé dans ce bled au nom imprononçable — Punxsutawney — il est condamné à revivre éternellement l’immuable déroulement de ce 2 février qu’il exècre de tout son être. La première stupeur passée, le grincheux prisonnier de Ploucville s'emploie à influer sur les événements qu’il est le seul à connaître à l’avance. Mais il n'a pour cela que vingt-quatre heures puisque, la nuit passée, c'est le rembobinage systématique et le retour inéluctable à la case départ, qui s’alourdit néanmoins toujours davantage de son expérience accumulée. Tantôt il en profite pour perfectionner des stratagèmes plus ou moins illicites qui resteront forcément sans suite ni conséquence, tantôt il se laisse gagner par sa détresse d’isolé insulaire. On connaissait les schémas usés de la machine à remonter le temps, du retour vers le futur et des autres déchirures du continuum spatio-temporel. Avec une imagination sans borne et des facultés d’exploitation illimitées, Harold Ramis invente le remake infini de la même journée.
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Son premier exploit est de parvenir à faire durer la ténuité de ce gag génial sur le film entier sans donner le plus petit signe d’essoufflement. La surprise cède à l'allégresse lorsque le protagoniste s'aperçoit du parti qu'il peut tirer de la situation : élaborer une technique de drague sans faille en rectifiant toujours davantage le tir et en éliminant les gaffes accomplies la "veille" (terme tout relatif), perpétrer de bonnes actions en prévoyant les incidents ou accidents et donc en y remédiant, se suicider sans douleur (un tour amusé qui confine à la névrose et l’amène à s’interroger sur son éventuelle nature divine). Puis survient le désespoir quasi faustien du personnage tout-puissant perdant l'échelle de valeurs qui pourrait le distinguer des autres, car toute évolution à plus long terme qu'une journée lui est interdite. Thématiquement, l’œuvre est d’une parfaite cohérence : la météorologie, science de la prévision sans cesse dévoyée, est un cadre idéal pour cette fable de l'aléatoire défait. Psychologiquement, elle fonctionne sur un mode rédempteur : antipathique au début, Phil acquiert une véritable profondeur à mesure qu'il déjoue les embûches de la redondance. La mise en scène, enfin, adopte sans la moindre surenchère visuelle une forme d'acrobatie elliptique parfaitement éprouvée, apparentant la reproduction des nombreuses occurrences à une sorte de gigantesque entreprise participative. L’irrésistible efficacité comique du film tient à son travail de sape et de recyclage burlesque, qui convertit chaque acte et signe de normalité (le monde standard, le décor standard, le tube standard) en grande manifestation de l'absurde. Le principe même du running gag s’en trouve totalement redéployé. Scénariste dans l’intrigue elle-même, Phil jouit d’une liberté inédite par rapport à l’histoire dont il est le héros. Il peut contribuer à la modifier par la pratique et la connaissance anticipée (toute la problématique de l’inné et de l’acquis s’en voit du même coup chamboulée). La fascination générée par la réitération d’un quotidien similaire mais jamais complètement identique est presque comparable à celle de la musique répétitive (Philip Glass, Steve Reich), dont la dimension cyclique procède de variations qui s’effectuent sur une assez longue durée. Et voilà comment, tout en respectant un cadre, un genre et des codes fondamentalement populaires, Ramis développe la plus fine et intelligente réflexion sur son propre medium.
Aux antipodes de l’approche égotiste et narcissique montant en épingle de simples tranches de vie (en France notamment) ou tartinant avec un lyrisme plus ou moins frelaté des clichés romanesques dans un style inchangé depuis des lustres (aux États-Unis en particulier), le film propose ainsi rien de moins qu’une réappropriation de la fiction, une possibilité radicalement inédite de partager le jeu du cinéaste avec elle. Son premier atout réside dans la transformation d’une aberration narrative en un système cohérent, et son premier enjeu dans les dysfonctionnements d’un récit américain de modèle courant. L’œuvre est tel un vinyle rayé, scratché, samplé — ou plus exactement comme le même thème mélodique que joueraient successivement plusieurs solistes, du plus cool au plus free. C’est l’éternel retour, version crise de rire. En présentant une avancée du cinéma sur un mode sériel, Ramis préfigure la mise en pièce raisonnée de la narration classique, sans jamais négliger le besoin d’identification traditionnelle du spectateur (inchangée depuis Homère). Cette nécessité d’adhésion, voire d’inclusion, à une histoire s’allie à une aspiration du public adulte à un ludisme à la fois délirant et rigoureux, doublée du plaisir d’être mystifié tout en gardant son libre-arbitre. Elle permet de s’immerger avec délectation dans la dynamique du film, dans sa structure récurrente jusqu'à l'étouffement, bloquée sur la même scène du début à la fin, serrée entre un prologue et un épilogue, éclatée en plusieurs brisures, chacune brillant d'un éclat neuf, et tirée par un détail supplémentaire dans une nouvelle direction qui débouche à chaque fois sur une nouvelle aporie. Selon une logique presque oulipienne régie par des contraintes diverses et variées (par exemple l'exposé d'une même situation attaquée sous différents angles), le film postule qu'il est aussi un espace à organiser, et même du terrain à gagner puisqu'il s'agit de partir du clos pour arriver à l'ouvert.
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Parce qu’il témoigne d’autant d’humilité que de perspicacité, le réalisateur pourrait donner le sentiment de creuser son sillon en mode mineur et de faire ses gammes en brodant et rebrodant des petites babioles sur une trame toujours semblable. En réalité, il glisse dans les interstices de sa jubilatoire machinerie une épaisseur qui tient — osons le mot — de la philosophie existentielle. Phil n’organise pas l’environnement mais il le contrôle à sa manière, en s’accordant au minutage impassible du temps et aux faits et gestes infrangibles des habitants. Alors que la ville se referme sur lui, il l’accepte dans toute ses particularités et se défait des rituels qui dénaturaient sa personne en les substituant par une autre forme de quête : la recherche d’un bonheur qui passe d’abord par celui de ses congénères. Il devient un corps funambulesque et multifonction, ici réparateur occasionnel, là sauveur provisoire aux rendez-vous obligés (il lui faut être précis à la seconde près pour rattraper le petit garçon qui tombe de l’arbre). D’abord cynique et indifférent, il se métamorphose en bienfaiteur indispensable à une communauté à laquelle il s’assimile sans que celle-ci, parce qu’il n’a évidemment pas contribué à en construire le passé, n’ait jamais conscience de ce qu’il lui apporte, des exploits qu’il accomplit pour elle chaque même jour. Superbe leçon d’abnégation désintéressée. Les rencontres s’enroulent en abyme tandis que le clownesque Phil s’invente des raisons de vivre : d’acerbe et odieux, il devient bienveillant, concerné et immortel, ce par quoi il dépasse son état perpétuel d’aliéné pour favoriser le retour à soi et l’acceptation du réel. Les incidences du postulat et de son développement, la révision complète du rapport d’un individu au monde et de ses relations aux autres, suffisent à donner une idée de la portée intellectuelle et des implications cruciales d’Un Jour sans Fin. Dans le défilement toujours amélioré de ce 2 février, dans le glissement de son personnage de la morgue à l’engagement, de l’insensibilité au sacrifice, mais aussi dans la prise de conscience douloureuse de l’impuissance, de la solidarité inutile face à une mort prédestinée (l’épisode du vieux clochard), le film dessine une parabole extrêmement riche et subtile, pas loin d’être bouleversante en vérité, sur les questions du destin, de la responsabilité et de l’action individuelle. Mais ce sont là de trop grands mots, presque une insulte faite à la radieuse fraîcheur du film, tant Ramis fuit la lourdeur de l’élucubration théorique pour privilégier les vertus euphorisantes d’un divertissement léger comme une plume.
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Aux râleurs de tous poils, aux nostalgiques chroniques qui répètent inlassablement que "c’était mieux avant", que le septième art d’antan avait une autre tenue, beaucoup plus de substance et bien davantage de sincérité, ce pur joyau de bonheur vient ainsi opposer un démenti catégorique. Bien qu’il ne soit pas sorti hier (cela fait désormais plus de trente ans qu’il n’en finit pas d’enchanter tous ceux qui le découvrent ou le redécouvrent), son âge raisonnable permet de faire cette constatation : il aura fallu attendre un siècle pour que les recherches des différentes avant-gardes cinématographiques soient intégrées dans des films accessibles au spectateur moyen, c’est-à-dire sans décodeur conceptuel. Quoi qu’on dise et pense de l’automatisation du monde occidental et de sa tendance à communiquer sans objet, l’évolution des techniques a laissé son empreinte dans l’art contemporain, l’a modifié et même, dans une certaine mesure, enrichi. Certes tout avait déjà été tenté depuis les débuts du cinéma, y compris dans le secteur dit "commercial", notamment durant les grandes révolutions des années soixante. Mais ces essais et inventions demeuraient erratiques, sporadiques, souvent hermétiques et rarement en phase avec l’attente du grand public et les pratiques de la société. Le film d’Harold Ramis, au contraire, est synchrone avec des habitudes depuis longtemps acquises. Il recycle avec un bonheur rare la compulsion du zappeur, l’utilisation de feu le magnétoscope et même les jeux vidéo. Sans doute est-ce une sensation communément partagée que de voir ses journées répéter les précédentes sans invention ni génie (la routine, quoi), d’éprouver dès chaque nouveau lever de soleil cette impression de plagiat continuel, de se sentir aussi impotent et démuni. Revivre indéfiniment les mêmes choses, embrasser mécaniquement ses habitudes, se retrouver avec une vie programmée, le même réveil, la même chanson. Le film incarne délicatement ce qui va se glisser entre ces "jours-miroirs" : une rencontre, la rencontre qui va leur permettre de se distinguer et de prendre figure humaine. Parce qu’il s’agit d’une comédie romantique, et aussi parce que la femme dont il s’emploie à gagner le cœur a le charme fou d’Andie MacDowell, l’exutoire au cercle vicieux dans lequel Phil est enfermé finira par se révéler avec l’accord amoureux, la félicité sentimentale, cette épiphanie qui requiert un apprentissage obstiné de l’autre. Lorsqu’il parvient enfin à séduire Rita, le héros actualise sa transformation en homme bon et parachève son accomplissement intérieur. Il a appris à reconnaître les vertus de l’altruisme et de la générosité, il a dépassé sa lucidité tragique de Sisyphe moderne pour atteindre à une forme de sérénité heureuse, à force d’opiniâtreté, d’introspection et de sagesse mûrement conquise. En se confrontant à l’inertie de son quotidien pour s’en rendre maître, il a réussi, tout simplement, à faire de la pire journée de sa vie la plus belle et la plus parfaite. Ce n’est pas un hasard si ce délicieux conte moraliste rappelle à bien des égards un autre film, de près de cinquante ans son aîné : celui qui racontait l’aventure de George Bailey à Bedford Falls, confronté au vide béant que laissait pour les siens l’hypothétique annulation de son existence. Frank Capra a signé son chef-d'œuvre d'outre-tombe, sous le pseudonyme d'Harold Ramis.
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