Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau » [...] tu te demanderais à propos de tout : « Veux-tu cela ? le reveux-tu ? » [...] et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !
Citation de Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882.
Bien loin de Nietzsche, ce sont des concepts bouddhistes qui ont inspiré les auteurs d'Un Jour sans fin. Phil Connors, individu aigri et égoïste, est condamné à revivre sans cesse la même journée jusqu'à être poussé au désespoir et lâcher prise : ce n'est que lorsqu'il se focalise sur l'instant présent et qu'il s'occupe des autres sans rien espérer en retour qu'il atteint le Nirvana, le libérant ainsi du cycle des réincarnations.
Mais l'expérience singulière de Phil n'est pas sans rappeler cette pensée que Nietzsche expose pour la première fois dans le Gai Savoir et qu'il nommera plus tard éternel retour.
Certes, à la différence du sujet de Nietzsche, Phil n'est pas condamné à revivre les mêmes événements sans rien de nouveau, puisqu'il conserve son libre arbitre ainsi que la mémoire des jours passés ; c'est ce qui lui permet de changer au fil du récit.
Ainsi l'évolution de Phil, son cheminement intérieur, se fait par l'expérience concrète du retour du même, tandis que chez Nietzsche, l'idée seule suffit : elle pèse sur l'individu et influe dramatiquement sur chacune des décisions présentes.
On peut même considérer qu'il s'agit de deux concepts opposés. Dans un cas, celui du film, l'expérience du même conduit l'individu à lâcher prise : si les actes sont sans conséquences, les décisions n'ont pas d'importance. À la fin, le comportement altruiste de Phil est dénué de tout désir, de toute attente pour lui-même ; d'où sa surprise lorsque Rita, la femme dont il tombe amoureux, lui explique qu'elle est restée parce qu'il le lui a demandé.
Dans le cas de Nietzsche, en revanche, la perspective du retour éternel contraint le sujet à considérer le présent avec une attention extrême : chaque décision est lourde de conséquences car chaque événement se répètera à l'infini. Si la finalité est la même, puisqu'il s'agit là aussi de modifier sa manière d'envisager la vie et de se comporter, l'idée de Nietzsche produit l'effet diamétralement opposé en faisant chaque décision un enjeu personnel conditionné par une intention égoïste (dont l'objet est soi-même).
Alors que le film illustre bien le principe bouddhiste qui veut que le bonheur est atteignable par l'extinction du désir et de la conscience de soi, Nietzsche prescrit au contraire de les stimuler dans la quête personnelle d'instants divins qui, par leur seule existence, justifient l'ensemble des souffrances passées et futures.
Malgré cette opposition, le comportement de Phil est-il si éloigné que cela de l'individu qui considèrerait l'éternel retour comme une bénédiction ? En effet, une fois passée sa phase d'autodestruction, toutes ses décisions (les vies sauvées, les cours de piano, la lecture etc.) concourent à cette journée idéale où Rita accepte enfin de rester, rompant ainsi la malédiction. Pour peu que l'élaboration de cette journée divine, si parfaite qu'elle rachète toutes les autres, ait été tout à fait intentionnelle (ce qui n'est pas le cas dans le film), elle pourrait illustrer les effets possibles de la pensée de l'éternel retour sur un individu ordinaire. Phil Connors construisant patiemment une journée telle qu'il désire la revivre sans fin.